mardi 23 décembre 2008

De Eauze à Saint-Jean-Pied-de-Port

Dimanche 14 mai : Eauze - Nogaro 20 km
Nous quittons Eauze, l’ancienne Elusa capitale de la province romaine de Novempopulanie. Il est 8 h, il fait beau. Notre hôtel dort. Nous allons prendre notre petit-déjeuner au gîte. Nous apprenons que le groupe qui avait réservé tant de places n’est pas venu sans prévenir ! Difficile de gérer un gîte dans ces conditions.
Le chemin serpente à travers les vignes, facile, agréable à suivre. Nous sommes à 10 h à Manciet au kilomètre 9 pour y prendre un Perrier au milieu de l’équipe locale de football qui, elle, serait plutôt au Pastis. Nous nous arrêtons suivre un bout de messe dans l’église du village. Une petite loge vitrée donnant sur la rue permet de suivre la messe sans entrer dans l’église et gêner les fidèles. A quatre, nous y sommes un peu serrés.
A midi, nous nous arrêtons à côté d’une maison isolée pour pique niquer. Une dame vient gentiment nous inviter à prendre le café chez elle. Elle habite là avec son mari nouveau retraité. D’origine nantaise, ils ont préféré se retirer en Gascogne. Nous leur promettons une prière à saint Jacques. Je photographie un magnifique disque de pierre frappé de la croix de malte à un carrefour de chemins.
Nogaro s’annonce par des clameurs, ce n’est pas une course automobile, mais le championnat de France Junior de Rugby. Aire-sur-Adour contre, je crois bien, Langon. Les équipes du Sud-Ouest sont à l’honneur ! Notre gîte se trouve à côté du stade. J’assiste à la deuxième mi-temps debout sur un banc pour apercevoir quelque chose. Le jeu est très correct compte tenu de l’enjeu. L’arbitre, qui se veut pédagogue sans doute, réprime toutes les tentatives de brutalité ou d’antijeu.

Lundi 15 mai : Nogaro - Aire-sur-Adour 28 km
Nous quittons Nogaro à 7 h 15, nous avons une longue étape aujourd’hui. En traversant le village pour acheter du pain, nous rencontrons le curé du village qui, lui, part pour Rome dans la matinée. Nous avons décidé d’aller au plus court et ne pas trop nous attarder dans les méandres du chemin. Nous passons donc par Arblade-le-Haut pour rejoindre le GR65 au kilomètre 6. Ce faisant, nous ratons la vue sur le circuit automobile et ratons une petite chapelle dans laquelle se sont mariés Gaétan et Françoise Moisand. Il fait gris et brumeux ce matin. Nous avançons vite.
Notre chemin se poursuit au milieu d’un paysage différent, nous quittons les champs de maïs, traversés ces jours derniers, pour des vignes et des bois propices à la chasse à la palombe. Une dizaine de kilomètres plus loin nous surplombons une grande plaine à maïs, celle de l’Adour, au bout de laquelle, invisibles encore, doivent se trouver Barcelonne-du-Gers et Aire-sur-Adour. Les petites routes qui y mènent sont désertes et les bas-côtés praticables pour la marche. Une chienne Labrador qui suivait le tracteur de son maître décide d’attacher ses pas à ceux de Marie-Thérèse. Malgré l’appareil à ultrasons, rien n’y fait, la chienne rabat ses oreilles et persiste. Le patron de la bestiole viendra quelque temps après la rechercher en 2cv. « Ce n’est pas la première fois que cela arrive, je n’ai pas envie d’aller la rechercher à Compostelle » nous dit-il. Nous verrons la 2cv s’éloigner et la tête de la chienne s’encadrer dans la lunette arrière. « Encore raté » doit-elle se dire.
La route se fait longue et monotone, il fait lourd. Barcelonne-du-Gers est atteint à 14 h. Il nous reste 2 km à parcourir le long de la N124.
Un supermarché Champion se profile, nous nous y arrêtons. J’achète une bouteille de Gaillac. Le pont sur l’Adour franchi, nous nous arrêtons à l’Office du Tourisme pour savoir où se trouve le gîte : à l’autre bout de la ville ! Nous y rencontrons une dame déjà vue à Lectoure qui abandonne pour une tendinite au tibia, chaussure montante trop serrée du haut, sans nul doute. Elle en pleure de déconvenue, de douleur aussi. Après une marche que nous estimons harassante tant il fait chaud en ce milieu d’après-midi, nous découvrons un gîte infesté de moustiques mais confortable et propre. Iseut nous cuisine des spaghettis à la Bernoise, succulents. Mon vin, quant à lui, ne vaut rien.
Il y là un jeune garçon, maigre, les traits tirés. C’est un Savoyard qui vient de Lyon à pied. Il nous raconte qu’il lavait les carreaux des immeubles à la corde, c’est-à-dire suspendu à une corde à nœuds, quand il a fait une chute. Le chirurgien qui l’a opéré lui a dit qu’il ne marcherait plus ! Notre rescapé est un « messager ». Il va à Saint-Jacques puis à Fatima apporter la bonne nouvelle à des communautés. Je n’ose lui demander de quelle bonne nouvelle il s’agit à moins qu’il nous la dise de lui-même, ce qui ne sera pas le cas. Nous rencontrerons par la suite à plusieurs reprises des « messagers » de bonnes nouvelles, jamais de mauvaises. Cela vaut mieux ainsi, on sait ce qu’il advient de ces derniers.

Mardi 16 mai : Aire-sur-Adour - Miramont-Sensacq 17 km
Départ à 8 h pour cette courte étape. En ville, nous sommes abordés par l’architecte des monuments historiques qui vient de terminer la restauration de l’église Sainte-Quitterie. C’est un homme jeune, la quarantaine, une tête de gascon, pas très grand. Il voudrait entreprendre le pèlerinage de Saint-Jacques et se renseigne. Ce n’est pas nous qui allons l’en dissuader. Comme les magasins ouvrent, nous faisons quelques courses. Jeanine achète un sac de couchage, j’achète une paire de semelles, pour l’intérieur de mes chaussures, censées absorber les chocs répétés du chemin, Iseut en fait de même.
Nous escaladons la côte qui mène à Sainte-Quitterie. Nous y retrouvons notre architecte en discussion avec un chef de chantier. Malheureusement on ne peut visiter. Cette église, comme toutes celles de la région, a été détruite par Jeanne d’Albret. A tour de rôle durant les guerres de religion, catholiques et protestants ont incendié leurs lieux du culte respectifs, de préférence avec leurs occupants.
Nous longeons une longue retenue d’eau qui ne figure pas sur nos cartes puis c’est à nouveau la morne plaine de l’Adour avec ici des champs d’asperges qui n’en finissent pas. Le ciel est gris, il fait chaud. A midi le paysage change heureusement. Nous avons quitté la Gascogne pour le Béarn et le département du Gers pour celui des Landes. Les bois font leur apparition. Le tracé du chemin a été récemment modifié. Nous passons un peu plus à l’Ouest, à Miramont-Sensacq même, alors que ce n’était pas le cas précédemment.
Le gîte de Miramont est minuscule, nous l’occupons entièrement à nous quatre. Ce patelin possède aussi un petit hôtel qui accueille les pèlerins. Les gamins de l’école maternelle d’à côté piaillent, ils sont gentils. Mes semelles achetées ce matin seraient excellentes si elles étaient un peu plus larges. Je les garde encore un peu. L’orage se déclenche alors que nous nous couchons et qu’il fait encore jour.

Mercredi 17 mai : Miramont-Sensacq - Arzac-Arraziguet 16 km
Départ de notre petit gîte à 8 h. Le temps est gris. Il a plu cette nuit en abondance. Nous arrivons à l’église de Sensacq en même temps que nos quatre militaires rencontrés à la sortie de Condom. Le général qui les accompagne, bien qu’ayant quelque dix ans de plus que moi, marche toujours d’un bon pas, ses cartes d’Etat-Major sous les yeux car, évidemment, c’est lui qui dirige la manœuvre. Nous les prenons en photo devant le porche de cette église romane du XIe siècle à la charpente en carène de bateau et aux fonts baptismaux par immersion. Nous faisons route ensemble jusqu’à Pimbo, bastide anglaise du XIIIe siècle, dont le portail de l’église est curieusement sculpté de pommes de pins et de motifs circulaires qui, disent les experts, pourraient dénoter une origine celtique.
Nous entrons dans le département des Pyrénées-Atlantiques, dernier département avant l’Espagne. Nous ne sommes pas au bout de nos peines, mais nous avançons avec pour preuve la célèbre ferme Lousteau devant laquelle nous passons : « chemin du Roy - COMPOSTELLE 924 km - eau potable » indique son panneau épargné par la vigne vierge.
Arzac-Arraziguet est un patelin avec deux places côte à côte. Un foirail sur lequel se trouve le gîte communal et une place à arcades, commerçante, plus animée. La municipalité offre aux pèlerins la possibilité de dîner dans le gymnase, transformé en cantine pour la circonstance, pour un prix de 45 francs. Cela nous convient parfaitement. Nous nous y retrouvons à une vingtaine.
Il y parmi les convives nos quatre militaires, deux jeunes femmes bon chic bon genre qui héritent du sobriquet de « Parisiennes » bien qu’elles se disent Nantaises, Didier le Belge, déjà rencontré à Seviac. Il y a aussi un vieil Espagnol, qui vient de Saint-Etienne, l’œil bleu et malin, le sourcil épais, il fait rire tout le monde avec ses histoires et ses éclats de voix. Cet homme marche avec deux jeunes gens qui n’en peuvent plus de supporter ses blagues épuisantes. Il finira par monter sur une estrade pour nous faire des tours de prestidigitation : une histoire de marques qui apparaissent et disparaissent sur la lame d’un gros couteau de boucher qu’il a dégoté dans la cuisine.

Jeudi 18 mai : Arzac-Arraziguet - Arthez-du-Bearn 24 km
Départ à 8 h sous une pluie fine qui heureusement ne durera pas. Nous marchons ce matin en compagnie de Didier le Belge. Le chemin est facile : un peu de chemin de terre, beaucoup de petites routes, quelques belles côtes sans gros problème. Nous traversons ainsi le Luy de France avant d’entrer à Louvigny. A Larreule, qui signifie en gascon « la règle », nous visitons les restes très abîmés d’un monastère bénédictin qui fut une étape importante sur le Chemin de Saint-Jacques. La fin du XVIe siècle, avec ses guerres de religion incessantes, a été fatale à tous les monuments du pays. Tout a été détruit, brûlé. A la sortie de Larreule, une vieille dame nous invite à prendre un café chez elle. Est-ce l’orage qui menace ? est-ce que j’estime que nous sommes en retard ? un peu des deux certainement. Sur mon instigation, nous refusons l’invitation. Je me reprocherai ce refus tout le reste de la journée. Nous traversons le Luy de Béarn qui, comme chacun sait, s’unit au Luy de France pour former le Luy qui se jette dans l’Adour. Uzan n’offre pas d’intérêt particulier, hormis une jolie petite église. Le roi d’Angleterre et Alienor d’Aquitaine y auraient fait halte en l’an 1200 et quelque. Nous ne nous y arrêtons cependant pas. Le chemin se poursuit vers Geus d’Arzac, Lacassourette et Pomps où un café buvette est ouvert. Nous en profitons pour faire une bonne halte. Nous sommes au kilomètre 19 et nous marchons en flânant un peu depuis cinq heures. Je m’isole quelques instants dans les cabinets de l’école communale, je constate, avec tendresse presque, que la disposition de ces cabinets à la turque et la nature des graffitis n’ont pas changé d’un pouce en cinquante ans.
Le gîte d’Arthez ne répond pas à nos appels et ne sachant pas s’il reste de la place, bien qu’il existe des hôtels dans cette petite ville, nous décidons de nous adresser à Raoul Costedoat qui tient un gîte privé à Hagetaubin, un lieu-dit en dehors du chemin. On viendra nous chercher en voiture au Poteau de Lannes, reste de l’équipée napoléonienne en Espagne, je suppose. Notre hôte exploite sa ferme et restaure des maisons de pays avec son frère. Il le fait avec un souci constant de respecter les matériaux, les formes, notamment la courbure si particulière du bas des toits béarnais, et les couleurs du pays qui est le sien. Il nous fait visiter une de ses réalisations, très belle maison du XVIIIe siècle, dont les parquets, faits de larges planches rabotées, sont magnifiques.
Le soir à table nous parlons de l’agriculture du pays, la marche à pied favorise cette expertise-là, nous lui demandons pourquoi coupe-t-on les cornes des vaches un peu plus ici qu’ailleurs. Sa réponse ne nous surprend pas, les mangeoires actuelles sont trop étroites pour que les cornes des vaches puissent passer, alors on coupe, on scie plutôt. Cela dit, une vache de ses voisins à laquelle on avait fait subir ce sort en est morte de chagrin. Alors ? On avait raison de chanter jadis « Elle a du sentiment ma vache ! Elle a du sentiment ! ». Marie-Thérèse, qui a une affection particulière pour cet animal, a presque les larmes aux yeux.

Vendredi 19 mai : Arthez-du-Bearn - Abbaye de Sauvelade 17 km
Départ ce matin à 8 h après un excellent petit-déjeuner. Temps moyen, orageux comme les jours précédents. Il ne pleut pas, c’est l’essentiel. Notre hôte nous conduit en voiture à Arthez en passant par la commanderie de Caubin fondée par les Hospitaliers de Saint-Jean. L’église n’a plus rien de remarquable, par contre subsiste à l’intérieur le gisant de toute beauté d’un hospitalier avec sa cotte de maille finement travaillée, son bouclier et son épée, à ses pieds un lion. Il s’agit d’Arnaud-Guilhem d’Andoins tué en 1301 au combat comme l’indique la position de son épée couchée entre ses jambes. Nous arrivons peu après sur la place centrale d’Arthez, alors que nous sortons de voiture arrivent nos deux Parisiennes. Que devons-nous entendre ! : « Bravo ! c’est ainsi que vous allez à Saint-Jacques ? Honte ! ». Les explications sont inutiles, on s’embrasse quand-même. Elles nous apprennent que le gîte est d’une saleté repoussante. Nous avons donc bien fait d’éviter cet endroit.
Les provisions du jour achetées, nous prenons la direction du Sud-Ouest un peu au jugé car les balises du chemin ont disparu. Alors que nous sortons de la ville, qui se trouve sur une hauteur qui surplombe le Gave de Pau, nous apercevons au loin dans la brume les torchères de Lacq. Le gisement de gaz s’épuise, dit-on. Un chevreuil, qui s’est fait bousculer pendant la nuit par une voiture, gît sur le bas-côté. Personne ne semble le remarquer comme si la chose était naturelle. Nous passons nous aussi sans trop nous arrêter. Notre chemin descend en lacets à travers la forêt vers le Gave de Pau que nous traversons. Son eau verte est transparente, le courant est puissant. L’autoroute Pau-Bayonne est franchie de la même manière et nous arrivons à Maslacq que nous traversons sans nous arrêter. Nous longeons ensuite le Gave pour monter au sanctuaire de Muret dédié à la Vierge Marie. Construit autour de l’an mil, il a joué un rôle important pendant cinq à six cents ans. Il n’en reste plus rien sinon un lieu un peu étrange en plein ciel avec quelques tumulus alors qu’en bas, toutes proches, se trouvent les installations de Lacq. On dirait que le monde moderne, avec ses cheminées immenses crachant on ne sait trop quoi, ses torchères, ses lignes électriques, ses barres géométriques de soufre d’un jaune or, s’est arrêté juste au pied de ce sanctuaire, pour le respecter ? peut-être ! quoique j’en doute un peu. Si à Moissac je plaisantais avec les lieux que j’appelle magiques, j’ai l’impression que tel n’est pas le cas ici. Comme devant la tour-porche de Saint-Benoît-sur-Loire, je m’y sens extrêmement bien. Cela me vient comme cela, d’un seul coup, comme par enchantement !
L’abbaye de Sauvelade n’est plus très loin, le paysage change, les montées se font plus rudes, on se croirait en Suisse avec son habitat dispersé aux couleurs gaies. Iseut confirme d’un mouvement de tête. Nous devons traverser la profonde vallée du Laà puis descendre en forêt et l’abbaye de Sauvelade nous apparaît dans sa beauté et sa simplicité champêtre.
De cette abbaye, édifiée en 1128, il ne reste que l’église aux magnifiques toits en cascade, bâtie sur un plan Byzantin. La croisée du transept en coupole est surmontée d’un toit conique en ardoise. A l’intérieur, une belle lumière baigne les murs de grés bleus. D’abord dédiée à Notre-Dame, cette abbaye a pris le nom de Saint-Jacques avant 1286, disent les chroniques.
Nous sommes les quatre seuls pèlerins du gîte, nous nous y installons à l’aise. Mon téléphone portable ne fonctionne plus dès que le relief s’accentue. Je suis donc obligé de tester aux alentours quelques hauteurs pour communiquer avec Julien et Clément. Nous dînons de pâtes au jambon. Un jeune gars, William, arrive, fait quelques mouvements de Yoga sur le perron avec une souplesse et une décontraction qui me laisse pantois, moi qui suis particulièrement raide. Nous l’invitons à venir partager notre plat unique. Il n’avait, semble-t-il, qu’un quignon de pain pour tout repas.

Samedi 20 mai : Abbaye de Sauvelade - Navarrenx 13 km
Départ de l’abbaye de Sauvelade à 8 h 15. Le soleil est éclatant. La petite route que nous suivons serpente entre quelques belles fermes et se montre de plus en plus accidentée. Au sommet d’une colline nous découvrons les Pyrénées dans toute leur splendeur. Depuis Seviac, il y a une semaine, nous avions un peu oublié son existence. Les sommets sont encore lourds de neige, d’un blanc rendu crémeux par la lumière dorée du soleil matinal. Plus nous marchons et plus ces montagnes nous semblent plus écrasantes. Dieu merci, ce ne sont pas elles que nous allons devoir escalader, le col Roncevaux est encore à 100 km plus au Sud, peut-être moins à vol d’oiseau. Je repère quelques belles propriétés dont les fenêtres, grandes ouvertes en cette journée de printemps, donnent toutes sur la montagne. Ce doit être un régal d’habiter là.
Notre chemin oblique vers le Sud-Ouest sur un chemin de crête avant de descendre dans la forêt de Meritein qui précède l’arrivée à Navarrenx sur le gave d’Oloron.
Cette bourgade de mille habitants a beaucoup de caractère. Ses remparts, édifiés sur les plans de l’Italien Fabricio Siciliano, au XVIe siècle, ressemblent à s’y méprendre à ceux de Vauban et pourtant ils leur sont bien antérieurs.
Le curé de Navarrenx est un personnage connu de tous les pèlerins, sa cure est envahie journellement. Nous y arrivons à 11 h, il n’y a encore personne, aussi allons nous faire un tour dans la rue principale puis nous faisons halte au café de la place. La patronne de ce café, très maternelle avec nous, nous invite dans le gîte municipal dont elle détient les clefs. Tout cela se tient dans un mouchoir de poche. Nous la suivons dans un bâtiment restauré au centre duquel se trouve une belle cour pavée avec les galets du Gave. L’endroit nous plait, nous nous installons donc tous les quatre dans une chambre au deuxième étage.
L’après-midi se passe à visiter les remparts. Je passe un bon moment à admirer le soleil jouer de ses reflets sur l’eau verte et écumante du Gave d’Oloron. Gave qui sert de frontière entre Béarn et Navarre.
La tradition veut que les pèlerins se retrouvent le soir au presbytère pour boire un verre offert par le curé. Mais d’abord, il y a un moment de prière à respecter. Nous sommes reçus à l’église par sœur Maïté, que nous baptisons « sœur sourire », avec qui la vingtaine de pèlerins que nous sommes, allons chanter et prier pendant une demi-heure. Puis nous retrouvons le curé chez lui. Il a débouché quelques bouteilles de Jurançon. Ce brave curé est un homme du pays, accueillant, petit, jovial, se faisant volontiers photographier avec les pèlerins, attentifs aux paroles des autres.
Nous le quittons pour aller dîner avant à la messe du samedi soir. Pour cinquante francs, le restaurant qui nous accueille sert de la soupe au lard, du jambon cru du pays, du confit de canard, des pommes de terre frites, du fromage de brebis local, un dessert et du vin, le tout servi à volonté ! Nous arrivons à la messe l’estomac un peu chargé.

Dimanche 21 mai : Navarrenx - Aroue 20 km
Il est 7 h 30, nous quittons Navarrenx par la porte Saint-Antoine pour entrer en Navarre, vaste province tant en France qu’en Espagne. Nous quitterons la Navarre espagnole après Pampelune. Il fait beau temps quand nous traversons le pont sur le Gave d’Oloron. Quand on pense aux difficultés que rencontraient les pèlerins de jadis obligés de passer ce fleuve à gué ou en barque s’ils en avaient les moyens ! Le ciel se charge petit à petit de nuages. Un paysan nous avait dit la veille : « Quand on entend les tracteurs à l’Est, même si les Pyrénées sont claires, il va pleuvoir ». Cela semble se vérifier.
Notre route est jalonnée de calvaires, à Castetnau-Camblong, là où les pèlerins passaient à gué, il y en a trois ! Nous nous engageons dans la forêt touffue pour 6 km puis le goudron nous reprend. Le terrain est peu accentué, nous avançons vite. Nous passons au pied du château de Mongaston, demeure du XIIIe siècle, que les descendants actuels des bâtisseurs ont sauvé de la démolition. A onze heures, nous traversons le Saison, rivière aussi verte que le Gave d’Oloron, qui marque la frontière avec le pays basque. Il nous reste 4 km à parcourir avant Aroue. A ce moment, nous devons traverser un champ d’herbes folles dont on ne perçoit pas la sortie. En suivant quelques traces nous aboutissons dans le jardin d’un particulier qui nous rassure, nous ne nous sommes pas égarés. Ce brave homme nous invite à prendre un verre de cidre puisque nous sommes dimanche. Il nous raconte mi-sérieux, mi-plaisantin que sa maison, une ferme au XVIIe siècle, avait été bâtie pour que les navarrais puissent espionner les basques, d’où le nom de « Bellabua » ou « Bellevue » qu’elle porte. Chacun sait que les points de friction sont toujours aussi présents entre ces deux peuples. Nous sommes dans la Soule, l’une des trois provinces basques en France.
Nous arrivons à midi à Aroue. Le gîte est une simple grange sommairement aménagée. Il n’y a pas assez de place pour nous, nous dénichons alors un hôtel à Charrite-le-bas, à proximité de là. L’hôtelier tient absolument à venir nous chercher en voiture car son établissement n’est pas sur le chemin. En l’attendant, arrive Emeric, un jeune gars de bonne famille à n’en pas douter. Je vois le regard de Marie-Thérèse se poser avec insistance le col de sa chemise passablement élimée et l’épaule décousue. Je sens qu’elle va lui proposer de la lui recoudre. Je comprends au récit qu’il nous fait de son pèlerinage qu’il n’est pas très en fond. Cela nous conforte dans l’idée d’aller à l’hôtel, il pourra dormir ici si besoin. Je crois que c’est la première fois que nous parcourons 20 km dans la matinée.
Nous dînons donc à l’hôtel des Chênes en compagnie de deux Grenoblois, l’un était pédiatre et l’autre militaire, deux frères à la retraite. Je les avais déjà aperçus marchant peu avant Navarrenx. J’avais été frappé par leur marche rapide et par le fait qu’ils portaient l’un et l’autre des chaussures de toiles bon marché alors que leurs chaussures de marche étaient accrochées à leur sac. Ils nous racontent leurs déboires : ce sont des marcheurs de montagne, la marche en plaine, par son rythme et par je ne sais plus quoi, ne leur convient pas, ils ont les pieds couverts d’ampoules. J’apprécie peu le terme de « plaine » qu’ils emploient pour qualifier notre chemin, les grimpettes d’ici me suffisent et je n’ai pas l’impression d’être en Beauce. Solidarité médicale oblige, Marie-Thérèse leur dévoile notre botte secrète, si j’ose dire s’agissant des pieds : crème Nok, en massage tous les matins et chaussettes de marque « La double ». Nous n’avons pas une ampoule, pas le plus petit échauffement avec cette formule, depuis Le-Puy-en-Velay. Des pieds de nourrisson dit, en connaisseur, le pédiatre. Nos deux frères prennent bonne note de notre recette, ce sera pour une prochaine fois car aujourd’hui leur pèlerinage me semble compromis. Nous ne les verrons effectivement plus.

Lundi 22 mai : Aroue - Ostabat 20 km
On nous ramène en voiture à Aroue. Il est 8 h, le temps est beau. Les premiers kilomètres sont effectués sur la route pour éviter un ruisseau qui aurait débordé. Nous retrouvons le GR65 à l’église d’Olhaïby, petite église basque, aux murs aveuglants de blancheur sous un toit d’ardoises tout en hauteur. Nous retrouvons nos Parisiennes qui arrivent à notre rencontre. « Où allez-vous ? nous disent-elles, vous revenez au Puy ? » « Mais non, belles dames ! regardez la position du soleil, vous l’avez dans les yeux ». Rires, embrassades, nous repartons ensemble dans la bonne direction. Chaque pèlerin sait que le Chemin de Saint-Jacques suit la course du soleil et des étoiles. Il a le soleil dans le dos le matin au point d’attraper des coups de soleil derrière les genoux et sur les mollets, le soir c’est le contraire, et s’il lui prend l’envie de marcher la nuit, la Voie Lactée lui indique la bonne direction. Ces repères simples ont certainement facilité le parcours de nos ancêtres pèlerins.
Le GR65 passe à la croix de Gibraltar, point de rencontre des chemins de Tours, de Vézelay et du Puy. Le GR fait ainsi un détour à l’Ouest avant d’atteindre Harambels. Un chemin, non balisé celui-là, coupe directement vers Harembels par une petite route qui traverse Uhart-Mixe puis par un chemin de transhumance.
Nous sommes une dizaine à choisir la voie la plus courte, nos Parisiennes, qui doutent maintenant de leur capacité à s’orienter, ne nous lâchent plus d’une semelle. Ce sont heureusement des compagnes de route très agréables. Un café nous accueille à Uhart-Mixe pour un pique-nique arrosé de limonade. Depuis quelque temps, nous avons abandonné le Perrier pour de la limonade, moins chère et plus tonique. Notre chemin de transhumance est un peu raide, alors que je suis à la peine dans le soleil, je croise un cultivateur conduisant un petit tracteur de montagne. Je m’entends dire dans le dos : « Vous n’avez vraiment pas autre chose à faire ? ». No comment ! Cela me glisse dessus comme sur les plumes d’un canard. Je pense tout de même avoir une dégaine de forçat pour m’attirer ce genre de réflexion.
Harasses ou Harambeltz est un hameau au milieu duquel se trouve une chapelle du XIIe siècle dédiée à saint Nicolas, patron des voyageurs. Sous le porche, son portail roman avec chrisme, croix de malte et une étoile à cinq branches est de toute beauté. Une fois de plus une chaîne en barre l’accès. Nous sommes condamnés à essayer d’apercevoir une vague statue de Saint-Jacques ou de Saint-Nicolas à travers les fentes du bois.
Alors que nous apercevons Ostabat, je rate la bifurcation à droite imposée par le guide. Marie-Thérèse nous rappelle à l’ordre, Jeanine et moi, alors que nous marchions devant. Nous avons dépassé notre quotta d’infidélité au chemin pour la journée sans doute ! Nous nous engageons alors dans un chemin creux cerné de taillis qui pourrait être charmant si le fond n’était pas le lit d’un ruisseau et s’il n’était pas tapissé de bouses de vache. Quelques pierres dépassent heureusement, nous adoptons le style kangourou.
Nous arrivons devant la maison Ospitalia, notre gîte situé dans la partie basse de la ville. Ancien prieuré et hôpital Saint-Antoine, il fut fréquenté par les pèlerins. Notre arrivée comble les derniers vides. La partie haute de la ville est moins rustique. Il y a quelques belles maisons anciennes et deux cafés. Je trouve jolie la coutume qui veut que la date de construction de la maison soit gravée sur le linteau de la porte au milieu de motifs basques. Marie-Thérèse s’est mise en tête de faire dîner tout le gîte dans un café. Nous sommes seize à y aller. Nous serons obligés de nous séparer, chaque café se disant incapable de recevoir autant de monde.
J’ai pour voisine une Hollandaise sans âge qui marche seule depuis son pays si j’ai bien compris. Peu bavarde, elle se répand en sourires, nous les lui rendons. Nos Parisiennes changent de dortoir, elles ont repéré, disent-elles, deux beaux marcheurs. Nous leur souhaitons bonne chance.

Mardi 23 mai : Ostabat - Saint-Jean-Pied-de-Port 20 km
Ce matin, le responsable du gîte, un brave paysan dont la ferme jouxte l’endroit, vient nous apporter des œufs frais et nous serrer la main avant notre départ. Il arrive comme chez lui dans notre dortoir alors qu’Iseut achève de s’habiller. Sa tête est enfouie dans son pull alors qu’elle ajuste son soutien-gorge. Elle ne peut évidemment voir la main qui lui est tendue et notre homme attend placidement qu’Iseut ait fini. La chambrée regarde au plafond pour ne pas pouffer de rire. Au bout d’un long moment, Iseut émerge et avec un charmant sourire et lui serre la main, elle ne s’est rendu compte de rien ou plus vraisemblablement a fait semblant.
Nous partons à 8 h sous un beau soleil. Notre chemin se contentera de longer à quelques distances la route qui va de Ostabat à Saint-Jean-le-Vieux, soit à droite, soit à gauche, soit en dessus, soit en dessous. Autour de nous les collines vertes ont pris de l’ampleur.
Alors que nous approchons d’une ferme, un troupeau de moutons débouche sur le chemin et commence à s’éloigner. Un chien berger l’accompagne. Très vite je m’aperçois que quelque chose ne va pas, le chien fébrile court à l’avant du troupeau, revient en arrière jusqu’à l’entrée de la ferme, aboie comme pour appeler, tend l’oreille, attend, rien ne se passe et la tension monte. Nous continuons d’avancer interrogatifs. Quelques cris de la fermière se font entendre au fond de la bergerie et nous voyons déboucher, à toute allure, quatre ou cinq brebis retardataires. Jappements de joie du chien, quelques coups de crocs savamment dosés dans le gigot les font rapidement réintégrer leurs congénères. Tout rentre dans l’ordre, le chien consent alors à venir nous flairer les mollets, le travail accompli. Je me demande encore comment a-t-il fait pour savoir qu’il lui manquait quelques brebis dans ce troupeau ? Toujours les mêmes, sans doute ! comme chez les humains ! Cette performance nous ravit vraiment, nous avons acquis des goûts simples. Aussi Marie-Thérèse s’arrête-t-elle dans une ferme acheter du fromage de brebis.
Nous apercevons au loin les toits du château d’Harispè et, plus ancien et aussi plus harmonieux, celui d’Apat que nous longeons. C’est une grosse bâtisse carrée du XVIIIe siècle, flanquée d’une tourelle à chaque coin. Ce château est d’ailleurs habité.
A Saint-Jean-le-Vieux, nous y avons chaud, ici on ne sert la limonade qu’au verre et non à la bouteille, c’est plus rentable. Saint-Jean-Pied-de-Port est maintenant proche. Nous longeons la Nive avant d’arriver au pied de la citadelle de Vauban. Une brève et raide montée nous conduit au sommet de la vieille ville encerclée de remparts. Nous avons réservé quatre places à l’Hospitalité « les Donats », gîte tenu par Sylviane, un professeur de sport à l’Education Nationale, brave femme, un peu lunatique voir intéressée et qui a ses têtes. Nous allons y passer deux jours, nous avons décrété que demain serait un jour de repos.
« Chez Dédé » près de la porte de France on nous sert un bon déjeuner pour un prix dérisoire. Nous passons l’après-midi à faire quelques achats : il faut remplacer les chaussettes fatiguées mais pas trouées, trouver une chevillière sur les conseils d’Iseut qui s’avérera un bon achat, remplacer les semelles intérieures, reconstituer son stock de Sportenine car l’Espagne ne connaît pas ce médicament ou alors sous un autre nom. On trouvera en Espagne des pilules homéopathiques d’Arnica qui feront aussi bien l’affaire.
Je vais chez le coiffeur et c’est une jeune femme enceinte jusqu’aux dents qui s’occupe de moi. La pauvre a bien du mal pour atteindre mon crâne tant son ventre la tient éloignée de moi. Je lui donne un pourboire royal, « pour les jumeaux » lui dis-je « mais non !» me répond-elle un peu piquée tout en empochant le pourboire. Ma sortie était un peu trop familière, j’en conviens. Je m’en excuse auprès d’elle sans ramener sur ses lèvres le sourire qui ne l’avait pas quitté jusque-là. Le soir venu nous visitons Notre-Dame-du-Bout-du-Pont. Il n’y a pas d’office religieux. Je me contente de faire brûler un cierge à Notre-Dame. Nous ne sommes pas encore sortis de l’église que le bedeau éteint tous les cierges et les emmène avec lui. Il me dit qu’il ferme l’église et que par mesure de sécurité, il doit enlever tout ce qui brûle. J’apprends ainsi qu’il vaut mieux mettre un cierge le matin que le soir !
Mon frère François et Odile viendront nous rendre visite demain. C’est une agréable surprise. Je soupçonne la famille de l’envoyer constater, de visu, que nous sommes toujours entiers.

Mercredi 24 mai : Saint-Jean-Pied-de-Port jour de repos.
Grasse matinée ce matin, je traîne ensuite un peu pour admirer les portails et les linteaux de la rue principale du vieux Saint-Jean. Je repère en bas de la rue un artisan, M. Ruitz, qui fabrique des fauteuils dont le bois blond, poirier ou merisier, est de première qualité, de plus ce bois se marie très bien avec le cannage ou le paillage. Je prends son adresse à tout hasard. Je retrouve William, rencontré à Sauvelade. Il attend un ami qui arrive en train de Paris pour poursuivre sa route.
Avec Marie-Thérèse, nous nous rendons au local des Amis de Saint-Jacques qui se situe en face de notre logement. Très bon accueil de ces volontaires qui nous fournissent la liste des gîtes espagnols. Nous parlons longuement de la traversée des Pyrénées qui, sans nous angoisser outre mesure, nous inquiète un peu car il s’agit après tout de la première grande difficulté du chemin, la seconde se situant à l’arrivée en Galice. Il y a deux chemins pour se rendre à Roncevaux et non trois ou quatre comme on le dit parfois. Par mauvais temps bien établi ou enneigement, mieux vaut suivre la route de Valcarlos puis de Roncevaux. Ce n’est en aucune manière déshonorant d’emprunter cette route dans la vallée comme certains le prétendent sans dire pourquoi. Des célébrités sont passées par là : le curé Laffi dont on reparlera, Nompar II de Caumont, en 1417, Seigneur de Caumont-sur-Garonne en Agenais, biens d’autres encore. Par beaux temps, la route Napoléon est une merveille, chemin des crêtes, chemin qui remonte à l’antiquité, chemin de l’étain. Les Romains sont passés par là, Charlemagne et l’artillerie de Soult aussi. Par temps incertain, le hameau de Honto, sur la route Napoléon, offre à mi-pente un excellent gîte comme solution d’attente. Il faut en effet un minimum de visibilité pour, après Honto, prendre le chemin de droite peu après le carrefour de la Vierge d’Orisson puis, une fois en Espagne, apercevoir le pylône TV qui signale l’endroit où il faut prendre à droite et plonger sur Roncevaux, Roncesvalles, devrais-je écrire. Tous les autres aléas sont couverts par des miracles permanents à en croire les récits des pèlerins. Il suffit d’invoquer saint Jacques ! Un peu de foi que diable !
François et Odile s’annoncent en milieu d’après-midi. Nous nous promenons en ville avec eux. François nous régale dans un restaurant sur les bords de la Nive à deux pas de Notre-Dame. Iseut nous accompagne. Nous nous couchons tôt ce soir, demain sera une grande journée. Celle de notre passage des Pyrénées.

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