mardi 23 décembre 2008

Du Puy-en-Velay à Conques

Samedi 15 avril : Le Puy - en -Velay
Après avoir fait nos adieux à Julien et Clément, pris le TGV jusqu’à Saint-Étienne puis une micheline jusqu’au Puy, nous arrivons à 17 h comme prévu. Depuis Saint-Étienne, nous nous sommes baladés dans un décor grandiose de gorges sauvages en remontant la Loire qui, à cet endroit de son cours et en cette période de fonte des neiges, est une jeune rivière impétueuse. Déjà nous avons repéré dans le TGV des sacs à dos, un drôle de gars avec un chapeau quatre bosses du plus bel effet et un bourdon. Pas moyen de se tromper ce gars-là va pérégriner quelque part.
Nous allons déposer nos sacs à l’Hôtel Bristol, 7, avenue Foch, dans lequel j’ai réservé une chambre et nous montons immédiatement visiter la ville pour repérer les lieux, notamment la Place du Plot, point de départ du chemin du Puy à Saint-Jacques. J’admire quelques vieilles rues moyenâgeuses avant de monter vers la cathédrale. J’essaie de ressentir les cailloux, enchâssés dans le ciment de la rue, à travers la semelle de mes chaussures en me disant que je gravis, en cette fin d’après-midi, la première d’une très longue série de côtes avant d’arriver à Saint-Jacques. Du coup je manque de m’étaler à plusieurs reprises. Marie-Thérèse me fait des commentaires acerbes sur ma façon de marcher. J’apprends ainsi le premier principe à observer sur le Chemin de Saint-Jacques : regarder où l’on met ses pieds. Nous verrons par la suite que l’inobservance de ce principe conduira maints pèlerins à l’hôpital avec une foulure ou une omoplate brisée, par exemple. La dernière volée de marches franchie, nous arrivons à l’accueil où on nous dit que la messe du lendemain aurait lieu à six heures. Diable !, c’est tôt !
La visite de la cathédrale prend du temps. Elle est vaste et belle. Cette pierre brune est un peu triste, mais les voûtes sont magnifiques. Certaines arcades sont à claveaux polychromes noirs et blancs. Influence arabe déjà ! Je ne sais. Notre-Dame du Puy, Vierge noire, trône, majestueuse, énigmatique, dans sa robe du jour sur le maître-hôtel. Je lui dédie notre marche.
A côté du maître-hôtel justement, Marie-Thérèse, toujours curieuse découvre le livre des intentions de prière sur lequel Odile Rapin, de passage quelques heures plus tôt au Puy, a eu la gentillesse d’inscrire une intention pour la réussite de notre pèlerinage. Cela nous réconforte beaucoup, car nous nous sentions un peu seuls et finalement pas très rassurés face à l’inconnu de notre entreprise.
Nous quittons la cathédrale par sa partie romaine et dévalons les coupe-gorge qui nous conduisent au centre-ville. Tout en descendant, nous passons, sans que nous l’ayons cherché, devant le local des Amis de Saint-Jacques. Là, un vieux et charmant monsieur nous accueille et nous sert un verre de Maurin - autre influence arabe ? - qui est un apéritif local à base de vin, de cerises et d’amandes amères.
Ce soir nous dînons tôt au Bristol et nous nous couchons de même.

Dimanche 16 avril : Le Puy - Montbonnet 17 km
Levés tôt, nous reprenons le chemin de la veille vers la cathédrale. Celle-ci est pleine de lycéens qui ont marché cette nuit avec leur évêque. Certains chantent, beaucoup dorment gentiment, les bancs de filles sont les plus animés, on y bavarde beaucoup. La messe finie nous nous rendons à la sacristie faire viser pour la première fois notre crédential, mot d’origine espagnole que l’on veut maintenant appeler « créancial » en référence aux lettres de créance, car le crédential sera notre passeport pendant tout le pèlerinage. Nous saluons l’évêque du Puy. Comme nous lui disons que nous allons à Saint-Jacques, celui-ci semble surpris comme pour dire « cela existe encore ce machin-là ? ». Il faut s’attendre à tout d’un évêque qui n’a pas dormi ! Nous parlons de Paris et de la rue Madame où il a été, lui aussi, étudiant quelques années après moi.
Revenus à l’hôtel, nous prenons notre petit-déjeuner et c’est le vrai départ sac au dos. D’abord, la très célèbre place du Plot, point de départ du « Chemin », appelé en France le GR65 (ce GR a été inventé dans les années 1970 à partir des quelques traces laissées par les pèlerins anciens – calvaires, bâtiments, sanctuaires, ponts – reliées par un tracé bucolique qui évite le plus possible le goudron et qui lui, n’a probablement rien à voir avec l’histoire du pèlerinage) . Il est 8 h 15. Nous nous faisons photographier devant la plaque : « Ici prend naissance la Via Podiensis grande route du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle ». Nos sourires sont un peu crispés, notre équipement neuf de marcheur au long cours – chaussures, sacs à dos, anoraks (beige pour Marie-Thérèse, rouge pour moi) - nous gêne un peu aux entournures. Au bout de ce ruban multicolore de cailloux, de terre, de boue et de sable, 1600 km plus loin, nous avons rendez-vous avec « Monsieur saint Jacques ».
Tout de suite, c’est la montée par la rue Saint-Jacques pour sortir de cet ancien chaudron de lave, il y a de cela des millions d’années. Au fur et à mesure que nous grimpons, ce paysage volcanique se dévoile. On reconnaît facilement Saint-Michel-d’Aiguilhe planté au sommet de son cône de lave. On croit deviner des coussins de lave et orgues basaltiques. La route monte toujours à travers les jardins potagers de la banlieue du Puy. Petit à petit cependant avec l’altitude nous entrons dans une région d’élevage à l’approche de Saint-Christophe-sur-Dolaison. Il est 10 h 15.
Il fait un temps très venteux. Les nuages passent très rapidement faisant alterner soleil et menace de pluie. Après Saint-Christophe, le vent du Sud est si violent sur ce plateau, que nous sommes en permanence déportés vers la droite. Nos sacs à dos, enrobés de leur protection contre la pluie, offrent, il est vrai, une prise facile. Ici, comme au Puy, le basalte est noir. Cela donne au paysage, aux églises et aux maisons, souvent en ruine d‘ailleurs, un aspect particulièrement sévère.
Nous rencontrons déjà quelques pèlerins. Une Suissesse, notre âge à peu près, nous dépasse à toute allure. Deux Françaises, Claude et Jeanine se joignent à nous. J’ai l’impression qu’avec ces premières rencontres, notre pèlerinage démarre vraiment. Tout en marchant, je regarde Marie-Thérèse marcher et je me demande où tout cela va nous mener.
A Ramourouscle, je photographie un beau portail de pierres énormes ajustées comme un monument inca. Il date de 1679.
La chapelle Saint-Roch du XIIIe siècle se trouve à l’entrée de Montbonnet. Elle est fermée. J’espère l’intérieur mieux restauré que l’extérieur. Ce dernier constitué de pierres de lave jointoyées récemment avec de la chaux blanche ne m’enchante pas du tout.
Il est 13 h 30, nous arrivons dans un gîte assez rustique. Le vent s’y engouffre avec violence. Le temps fraîchit et il n’y a pas de feu.
On nous signale la présence d’un unique bistro dans le pays, le bar Saint-Jacques, nous nous y rendons pour y prendre une Verveine du Velay. Effet immédiat, avec ses 54° d’alcool, une onde de feu envahit nos veines. Notre moral est au plus haut. Nous rentrons dîner au gîte où cette fois-ci nous attend un bon feu. Il y a une quinzaine de personnes dont Claude et Jeanine avec qui nous faisons connaissance, ce sont deux anciennes infirmières de Lyon.
Je découvre dans la cour un tas de cristaux de roche abandonnés là par le responsable du gîte, géologue de surcroît. Je prends un cristal de la taille d’une noix que j’emporterai dans la cathédrale de Saint-Jacques. Ce sera mon cadeau à mon saint patron. Il y a avec moi un gamin luxembourgeois qui, émerveillé, remplit ses poches de cristaux. Nous avions déjà repéré ce gamin et son père dans le TGV de Paris.
La variante du chemin qui passe par Bains me semble préférable. Ce village est mieux équipé. Le gîte est, paraît-il, bon et il y a des hôtels et restaurants. Enfin, cette variante n’est pas plus longue que celle que nous avons prise.

Lundi 17 avril : Montbonnet - Monistrol-sur-Allier 17 km
Réveil sous la neige ! Cela ne nous étonne qu’à moitié. Après un frugal petit-déjeuner, ce qui n’est pas très bien pour préparer une marche qui s’annonce difficile, nous partons à 9 h sous un soleil timide et de lourds nuages. Notre chemin s’élève vers les collines où l’épaisseur de la neige avoisine les dix ou quinze centimètres. Il ne fait heureusement pas très froid et le vent est tombé.
Nous atteignons le lac de l’œuf, bien connu des pèlerins du Moyen Age, après quelques hésitations, car la neige a recouvert les balises rouges et blanches du chemin et il n’y a pas ou plus de lac. S’il existe encore, il est masqué par les sapins qui bordent une large dépression sur notre droite où l’on peut peut-être retrouver son existence à l’état de marécage quelque part au fond de celle-ci. Nous nous retrouvons sur un petit chemin goudronné signalé par notre guide au point de jonction du chemin qui vient de Bains.
Le temps s’améliore, le soleil se montre. Le hameau de Chier est traversé et nous arrivons à Saint-Privat par un chemin à pic que je n’aimerai pas prendre par temps de pluie. En bas, le Rouchoux est traversé sur une passerelle et nous longeons le moulin de Piquemeule pour ensuite remonter sur Saint-Privat-d’Allier qui marque la fin du Velay.
Il est 11 h 45, nous visitons la jolie église du XIIe siècle au sommet du pays à côté des restes d’une place forte.
A midi, nous repartons pour Rochegude distant de 3 km environ. Rochegude est un hameau avec des ruines d’un château dont il ne reste qu’une tour éventrée et une minuscule chapelle. Le château des Mercoeur commandait la vallée de l’Allier qu’il surplombe de 3 à 400 m. La chapelle Saint-Jacques, avec son clocher mur à deux cloches, tient en équilibre sur son gros rocher. L’intérieur est roman. On y tient à quelques personnes, c’est tout ! C’est un endroit émouvant par sa simplicité et sa beauté. Autour, le panorama est magnifique. On aperçoit au loin sur l’autre rive de l’Allier les fermes auprès desquelles nous passerons demain.
Le chemin s’engage ensuite dans une sente très escarpée parmi des pins et de gros blocs de basalte ou de grès, je ne sais. On se croirait en Corse, les odeurs en moins. Il nous faut perdre 3 ou 400 m pour arriver à Monistrol. En bas de cette descente, à Pratclaux, nous faisons notre première infidélité au chemin en prenant un raccourci par une petite route goudronnée. Nous sommes à 14 h à l’hôtel des Gorges qui s’avère être un hôtel simple et sympathique.
Monistrol-sur-Allier est au fond d’un trou. C’est un village noir, austère et poussiéreux. On y construit un pont routier qui l’évitera dans un futur proche.
C’est le jour de mon anniversaire et nous décidons de prendre un scotch avec beaucoup de Perrier. Le résultat est le même, nous sortons du bar de l’hôtel un peu pompette.

Mardi 18 avril : Monistrol-sur-Allier - Saugues 12 km
Départ de Monistrol à 9 h. On peut apercevoir à 150 m au-dessus de nos têtes le hameau d’Escluzels que nous allons atteindre au bout de 2 km de grimpette. Nous passons d’abord devant l’oratoire de la Madeleine, grotte qui a servi d’abri aux pèlerins. On lui a adjoint une façade au XVIIe siècle. Par un chemin caillouteux muni d’une main courante, un escalier pour tout dire, nous atteignons Escluzels. La montée va se poursuivre pendant 4 km jusqu'à Montaure aperçu la veille de Rochegude. Le temps est splendide et je transpire abondamment. C’est bon pour la peau dit-on. Il est vrai que nous buvons le plus possible, toutes les heures. Il est 10 h 30.
Nous avons grimpé avec un groupe de quatre Vosgiens, la cinquantaine passée, parti de Ronchamps. Nous avions aperçu leurs femmes venues les retrouver hier soir à l’hôtel des Gorges. Le « chef » de ce groupe semble mener son monde à la cravache. « Mon équipe a un moral d’acier » me dit-il. En fait, ils sont deux à bien marcher et deux qui traînent loin derrière. Je doute que ces derniers aient un moral d’acier.
Après Montaure, le chemin serpente sur un plateau. Nous traversons ainsi quelques hameaux bien entretenus dans ce pays d’élevage. Ce sont Rozier, Levernet et Rognac. C’est ici que nous voyons sortir un troupeau de vaches après les mois d’hiver. Ces dames se comportent comme des gamines en cour de récréation, elles se bousculent, se courent après, se montent dessus. La joie de se retrouver dans les pâturages après quelques mois de claustration les rend folles. C’est assez drôle à voir à condition de se tenir à distance.
Saugues, capitale du Gevaudan, s’annonce bientôt par des sculptures diverses. Un artiste bûcheron a utilisé quelques troncs cassés par la tempête pour en faire des sculptures naïves. On y voit, selon la taille du moignon restant, un pèlerin, des champignons, une biche, un lapin, des loups. En arrivant au-dessus de Saugues, nous nous faisons photographier devant une belle représentation de la bête du Gevaudan : un loup énorme à la gueule menaçante, lui aussi sculpté à la serpe dans plusieurs troncs d’arbre assemblés. Pendant le cheese de rigueur, je ne peux m’empêcher de songer à cette phrase lue je ne sais où : « Route du Puy, route âpre et sauvage, sentiers de basalte coupant, semés d’âcres bruyères, route de dangereuse réputation où la galipote au corps de loup joue de mauvais tours aux voyageurs, même aux plus avertis ».
L’hôtel de la Terrasse à Saugues est luxueux. La sévère tour des Anglais en pierre de lave noire est toute proche. Le croassement des corneilles est assourdissant. Il est 13h. Après une bonne douche, nous partons visiter Saugues, un joli bourg qui a su garder son caractère médiéval. Je prends des photos de la collégiale Saint-Medard.
Nous apprenons que le gamin luxembourgeois qui était avec nous à Montbonnet a dû rentrer chez lui complètement épuisé. Son père lui aurait fait faire le trajet de Montbonnet à Saugues d’une seule traite, soit à peu près 30 km. Compte tenu des dénivelés rencontrés et de la distance, faire marcher ce gamin, sac à dos et les poches pleines de cristaux de roche, était, pour le moins, bien imprudent.

Mercredi 19 avril : Saugues - Domaine du Sauvage 20 km
Départ à 8 h 30 par un temps couvert et frais. Nous prenons des petites routes goudronnées qui montent doucement pour passer par les hameaux de Pinet, La Clauze et son donjon curieusement perché sur un bloc de granit, Villeret-d’Apchier. Nous traversons aussi quelques forêts magnifiques, la mousse pend aux fils des clôtures, elle est partout.
A midi, nous sommes en face de Chanaleilles. La route actuelle passe sur la rive droite de la Virlange alors que l’ancien chemin passait sur l’autre rive. Nous apercevons distinctement le clocher mur et ses six cloches. Mes jumelles me sont utiles pour inspecter cet édifice. Nous faisons halte et dégustons l’excellent saucisson que Marie-Thérèse avait acheté à Saugues.
En repartant, notre chemin tourne à gauche et nous retrouvons devant une barrière que nous hésitons à ouvrir pensant déboucher dans une propriété privée. Nous sommes encore novices, il fallait simplement passer et bien refermer pour éviter que les troupeaux ne s’échappent. Très vite les marques du chemin réapparaissent, une ligne de haute tension nous guide et nous finissons par traverser la Virlange en passant sur des gros blocs de pierre. Nous rejoignons alors la route qui mène au col de l’Hospitalet jadis appelé col de Saint-Roch. Quelques lacets plus loin nous apercevons l’embranchement vers le domaine du Sauvage, une énorme bâtisse au toit d’ardoises que nous croyons toucher du doigt tant il fait beau et tant l’air est pur. Nous engageons donc dans ce chemin de terre large, superbe ancien chemin de transhumance. Ce domaine est un centre d’élevage. Les animaux y sont nombreux dans d’immenses prairies d’herbe encore rase, parsemées de jonquilles et de pensées jaunes et bleues. Nous croisons ainsi des juments et leurs jeunes poulains qui commencent à peine à faire des cabrioles, des vaches et leurs veaux à peine plus vieux, des chèvres, des chevaux. Un élevage d’aurochs se trouverait à proximité d’ici, paraît-il. Au loin, en lisière, à l’ombre de la sombre forêt de sapins, nous pensons apercevoir des plaques de neige. Nous marchons ainsi sans plus apercevoir notre gîte qui a disparu dans un repli du terrain. Sans repère, la fatigue s’installe, nous faisons halte pour boire et manger un morceau de biscuit. Cela vaut mieux que de se poser des questions sur la distance qu’il reste à parcourir. Effectivement, quelques instants plus tard, le Sauvage nous réapparaît au bout du chemin, tout proche avec ses bâtiments massifs, à l’épreuve du temps puisque leur origine est très ancienne et mystérieuse dit-on. En l’an 1200, ils appartenaient déjà aux Templiers qui secouraient ici les pèlerins.
Il est 14 h, la fermière qui est en même temps hôtesse n’a pas fini de faire le ménage. Impressionné sans doute par la sévérité et la rusticité de ces lieux, je lui demande une chambre, étant persuadé que c’est ici que l’on m’en a proposé une au moment où j’avais réservé. On nous donne donc une chambre, la seule, au lieu d’une place au dortoir. Une heure après, on me dit que notre chambre avait été réservée par un vieux ménage. Il n’y a plus de place dans le premier dortoir et le second ne sera ouvert que plus tard. Tout s’arrange finalement, le vieux ménage, qui randonne avec enfants et petits-enfants, a trouvé une solution dans un petit dortoir ouvert finalement exprès pour eux. L’endroit est plein de ressources. En fait, c’est à l’hôtellerie de l’abbaye de Conques que l’on m’avait proposé une chambre et non ici.
Le gîte se remplit petit à petit, il est vrai que cet endroit de la Margeride est incontournable pour tout pèlerin. Nous dînons très copieusement de produits de la ferme, au bout d’une longue tablée, à côté de trois solides marcheurs, dont un vieux monsieur tout sec d’au moins soixante-dix ans qui en est à son cinquième pèlerinage. Ce sont eux, entre quelques bouteilles de vin à 12°5 garantis, qui nous donnent les ficelles du métier de marcheur : « Desserrer le haut de ses chaussures en montée, de manière à pouvoir plier la cheville puisque le corps en montant se penche en avant. Donner du mou aux petites sangles qui règlent l’inclinaison du sac à dos de manière à ce que celui-ci, en s’inclinant vers l’arrière, repose principalement sur les reins. Se faisant vos épaules sont soulagées du poids du sac. En montée aussi : faire des petits pas ; cela fait partie des choses que l’on fait intuitivement. En descente, maintenant, il faut évidemment faire le contraire. Resserrer le haut de ses chaussures de manière que le bout du pied n’aille pas buter au fond avec pour conséquence des ongles noirs qui finissent par tomber laissant vos extrémités à nu, sans défense, ou pire des ongles incarnés qui font si mal. Ramener aussi le sac le long de son dos en tirant vers le bas les petites sangles de réglage. Ainsi positionné, votre sac ne vous entraînera pas dans la pente. Il est permis de faire des grands pas dans les descentes à condition de ne pas se casser la figure, bien entendu, mais il faut aussi avoir des chevilles, des genoux et des cuisses solides pour cela, surtout en Margeride ». Bien plus tard, à Roncevaux, j’aurai l’occasion de voir une autre technique de descente dans une forte pente.
C’est au Sauvage que nous faisons connaissance d’Iseut, une jeune Suissesse qui vient de Berne à pied et qui se rend au Cap Finisterre. « De ma maison, …à la mer » dit-elle. Elle a accompli seule les 500 km qui séparent Berne du Puy. Je trouve cela assez extraordinaire.

Jeudi 20 avril : Domaine du Sauvage - Aumont Aubrac 27 km
Nous quittons ce domaine pastoral à 8 h. Aujourd’hui, nous nous essayons sur 27 km après avoir petit à petit augmenté la difficulté des étapes depuis le Puy. Nous devons passer le col de l’Hospitalet tout proche et, en principe, entamer une longue descente vers Aumont.
Le chemin qui mène au col longe une belle forêt de sapins. Nos bâtons à bout ferré ne peuvent transpercer les flaques gelées du chemin. Nous traversons les larges plaques de neige aperçues la veille. Le soleil rasant éclaire les arcades et les contreforts romans des bâtiments du Sauvage. Nous nous arrêtons pour admirer. Le trajet est assez court jusqu’au col, tout au plus 3 ou 4 km, que nous ne voyons pas passer tant le chemin est beau. Arrivés au sommet, un spectacle désolant s’offre à nous : trente hectares de sapins ont été cassés par la tempête de décembre 1999. Dès que nous approcherons, par la suite, du sommet d’une colline, et cela jusqu’à Conques, nous verrons des arbres abattus qu’il faudra bien souvent escalader. Les arbres par terre seront quand même un excellent présage pour nous, ce sera le signe que nous arrivons au sommet.
La chapelle Saint-Roch se trouve au milieu du col. Cet autre lieu saint du chemin s’appelait Saint-Jacques en l’an 1300. Le culte de saint Roch se substitua à celui de saint Jacques au XVIe siècle. Ces deux saints restent souvent confondus dans la dévotion populaire. Cette chapelle serait jolie si l’on ne l’avait pas récemment affublé d’un crépi jaunâtre monstrueux. L’intérieur ne peut racheter l’extérieur, elle est fermée.
Nous quittons donc le département de la Haute-Loire pour celui de la Lozère en dégringolant vers Saint-Alban-sur-Limagnole à 10 km de là. Nous traversons ainsi la Margeride qui est un vaste plateau granitique couvert de landes, de forêts de hêtres et de résineux.
Saint-Alban se distingue par son asile psychiatrique. A peine entrons-nous en ville que, déjà, nous sommes abordés par des gars pas très clairs mais gentils. Ils nous réclament dix francs pour acheter des cigarettes. Nous leur donnons quelques pièces pour avoir la paix. Le château, en grès rouge, se trouve en bordure de l’asile, nous n’essayons pas de le visiter. L’église romane, elle aussi en grès rouge, est ancienne, l’abside particulièrement sombre et les chapiteaux fort beaux sont du XIe siècle. Nous achetons notre pique-nique ici : saucisson, pain, cantal, fruits.
Au sortir de Saint-Alban nous croisons un paysan qui vient d’épandre un lisier fortissimo dans son champ. Un régal pour nos narines et cela va durer le temps d’une grimpette que nous allons trouver fort longue.
Aux Estrets, ancienne commanderie des Hospitaliers de Saint-Jean, 8 km plus loin, nous sommes tout à fait remis et nous déjeunons dans un champ près de la Truyère, jolie petite rivière à truite.
Aumont-Aubrac n’est plus qu’à 7 km. Notre chemin emprunte ou côtoie l’ancienne voie romaine d’Agrippa pour y arriver. Nous y sommes à 17 h un peu fatigués, car nous avons dû passer par-dessus ou par-dessous de nombreux arbres abattus et nos sacs ne nous y aident pas ! Une bonne douche à l’hôtel de la ferme du Barry nous remettra d’aplomb. Nous retrouvons ici Claude, Jeanine, Iseut, nos trois initiateurs des techniques de marche et bien d’autres, tous en bonne forme. Nous dînons avec un tailleur de pierre tombale, originaire de Rive-de-Gier, qui me semble-t-il, désire changer de métier et marche pour prendre du recul. Il s’est lié avec notre bonhomme au chapeau quatre bosses aperçu dans le TGV de Paris. C’est un Belge sympathique, Dominique, pas très causant. Nous rencontrons aussi Franck, un Hollandais et un couple du Mans qui vient de Vezelay. La route que ces gens ont prise n’est pas balisée, ils se sont beaucoup perdus avant de se décider à rejoindre la route du Puy.
Le gîte attenant à l’hôtel n’est pas très propre. Nos amies s’en plaignent.

Vendredi 21 avril : Aumont-Aubrac - Nasbinals 22 km
Le guide Laborde-Balen, édité par Randonnées Pyrénéennes, donne Nasbinals à une distance de 26 km. Celui de la Fédération Française de Randonnée Pédestre : 24 km. Allez savoir ? Nous serons confrontés bien des fois à des écarts inexplicables sinon par des changements de parcours. Je n’ai pas voulu prendre de podomètre pour éviter de tomber, à posteriori, sur une autre mesure. Tout cela n’a qu’une importance très relative.
Notre amie Iseut a une idée de génie ce matin. En femme pratique, qui a bien plus que nous l’expérience du terrain, elle a remarqué que le GR65 faisait un détour par Chaze-de-Peyre, Sud puis Ouest sur 8 km. Le chemin du tour de l’Aubrac, balisé jaune et rouge, est plus direct. Iseut nous propose de commencer par lui puisqu’il rejoint le GR65. Nous économisons ainsi une heure de marche, soit quatre bons kilomètres. Cela me convient tout à fait.
Nous voilà donc partis à 8 h, Iseut, Claude, Jeanine, Marie-Thérèse et moi sur un large chemin de terre bien fait et par beau temps. Je n’imagine pas un seul instant, à ce moment-là du chemin, le nombre d’étapes que nous ferons ensemble. Cela va durer longtemps, très longtemps, jusqu’à Santiago ou presque. En attendant, nous arpentons les terres de la puissante baronnie de Peyre.
Comme prévu nous rejoignons le GR65, peu après Lasbros, au moment où arrive justement notre grand Hollandais qui vient d’Eindhoven à pied : c’est Franck rencontré hier soir. Il a traversé le nord de la France en février. En mars il était à deux pas de notre maison du Loiret. Aujourd’hui, 21 avril, nous sommes côte à côte sur ce chemin forestier. Il a laissé sa femme, ses quatre enfants et son magasin de toilettage de chiens là-bas. Il a une façon de marcher que je n’ai jamais revue ailleurs. Il marche courbé en avant, le bras droit passé dans la bretelle de sa salopette, le bras gauche rythmant sa marche. A chaque arrêt, il sort ses cigarettes. Ça non plus je ne l’ai pas revu. Il y a peu de fumeurs sur le chemin.
Peu de temps après, nous arrivons à un carrefour de quatre chemins où se trouve une unique masure, un café-restaurant. Nous nous précipitons prendre un café chez « Régine » puisque telle est l’enseigne de cet établissement. Régine nous indique que le chemin a été détourné à la suite de la tempête. Cent cinquante arbres sont en travers du parcours. Le spectacle est saisissant devant nous. Nous sommes sur le plateau d’Aubrac. Nous pique-niquons, quelque temps après, devant le Moulin de la folle au bord de la Rimeize. Endroit tragique et désert s’il en est. Et puis, nous repartons à travers cet immense pays, « lieu d’horreur et de vaste solitude ». Les arbres ont disparu. Les landes de bruyère encore rases et désertes en cette saison s’étendent à perte de vue. Les vaches blondes de l’Aubrac, à « l’œil fardé de noir comme des femmes de mauvaise vie », n’effectueront leur transhumance, l’estive, que dans un mois, à la Saint-Urbain. Pas une ferme à l’horizon, pas une route hormis la draille sur laquelle nous avançons, rien, sinon quelques mégalithes jetés çà et là comme des dés par une main de géant, quelques bruissements de ruisseaux, quelques enclos de pierres sèches utilisés jadis par les bergers pour protéger leurs troupeaux des hordes de loups et des bandits, rien que cette terre usée par le vent, rabotée jusqu’à l’os par un glacier géant il y a des milliers d’années et un ciel omniprésent et radieux comme une aube en mer, écrasant, magnifique. Je ne voudrais pas avoir à traverser ce pays par temps de neige. Il neigera d’ailleurs quelques jours après notre passage effaçant tous les repères qui sont ici peints à même la pierre du chemin. « Ami si tu t’aventures en Margeride ou dans le Cezallier, dans les monts du Cantal et les landes de l’Aubrac, prends garde à ta vie. Ne force ni la nuit, ni la neige, il pourrait t’en coûter ! » disait-on aux pèlerins de l’an mil comme on le conseille encore de nos jours aux automobilistes. Je vous le dis tout net, dans ce cas, je serais resté chez Régine dont la couleur du nez me dit que l’on ne doit pas s’ennuyer chez elle.
Je manque d’oublier mon bâton de pèlerin à la halte que nous faisons à Rieutort. J’en profite pour photographier quelques vieux murs de pierres remarquablement agencées. Peu après nous traversons le pont roman de Marchastel sur le Bés au milieu duquel se trouve un calvaire.
Le Plomb du Cantal couvert de neige et Nasbinals sont en vue. Je suis frappé par l’homogénéité et l’harmonie de cette petite ville qui s’étale à flanc de coteau devant nous. Harmonie des formes, avec l’étagement bien ordonnancé de tous ces toits de lauze que ne viennent troubler aux alentours aucun hangar agricole en tôles ondulées, ni aucun cube industriel ou commercial. Les couleurs, à dominante gris clair, sont sévères, mais ce n’est pas triste. Je me régale. C’est ici, à l’entrée du pays, que Marie-Thérèse dégote un garagiste qui veut bien réparer le sac à dos de Claude dont une sangle a lâché. Un rivet pop fera l’affaire.
Nous prenons possession de notre chambre à l’hôtel Maison Bastide derrière l’église Sainte-Marie dont le clocheton octogonal est à quelques mètres de notre fenêtre.
Je me rappellerai longtemps de l’omelette aux cèpes que nous avons dégustée ce soir-là, nous sommes vendredi saint rappelons-le, en compagnie de nos amis : Dominique le Belge, Franck le Hollandais, Iseut, Claude, Jeanine, notre tailleur de pierre et bien d’autres.
Nous avons effectué nos premiers 100 km et un peu plus sans problème.

Samedi 22 avril : Nasbinals - Saint-Chely-d’Aubrac 18 km
Nous partons à 8 h 45 après avoir visité l’église Sainte-Marie de style roman auvergnat. Le temps est vif ce matin. Nous empruntons une allée splendide bordée de hêtres centenaires et puis nous débouchons bientôt dans des alpages dénudés. La draille grimpe jusqu’au buron de Gisnetouse à plus de 1300 m. Il fait franchement froid à cette altitude que nous retrouverons dans les Pyrénées et en Espagne en fin de parcours.
En descendant, nous perdons notre chemin et nous nous égarons dans une prairie gorgée d’eau entourée de hauts murets de pierre qui ressemblent étrangement à ceux, aujourd’hui presque disparus, de nos écluses charentaises. Finalement, nous retrouvons la flèche rouge à peine visible qui nous avait échappé.
Au kilomètre 8, nous apercevons la célèbre « domerie » d’Aubrac dont la cloche, Maria, signalait la présence de cet hospice aux pauvres pèlerins perdus les soirs de brouillard et de tempête. On peut aussi se perdre comme nous, en plein midi, par beau temps ! Construit en 1120, cet hospice était si bien organisé que les papes le prirent sous leur protection directe en lui accordant des privilèges fiscaux et religieux. Une bulle du pape Innocent III, reprenant une expression de l’Ancien Testament, donne cette description des lieux, reprise tant de fois depuis à propos de plateau d’Aubrac : « un lieu d’horreur et de vaste solitude, terrible, sylvestre, ténébreux et inhabitable… ».
Au fur et à mesure que nous approchons, nous distinguons sa haute tour de lave noire, Notre Dame des Pauvres avec ses contreforts caractéristiques des bâtiments de l’époque romane, ainsi que les restes de l’hôpital. Nous ne pouvons malheureusement visiter la tour ni l’église. L’ensemble est encore fermé au public. Le restaurant du coin est lui ouvert. On y sert d’énormes parts de tarte aux fruits rouges. Une merveille, mais c’est cher !
A la sortie du village, nous quittons le plateau d’Aubrac et le département de la Lozère pour celui de l’Aveyron. Le chemin emprunte une « calade » dévalant jusqu’à Saint-Chely. C’est un chemin creux, caillouteux à souhait, servant de lit au premier ruisseau venu, et bien souvent à pic. Il s’agit de bien choisir la pierre pas trop glissante, pas trop branlante pour poser son pied si on veut éviter une bonne chute.
A l’approche de Saint-Chely, nous faisons halte dans la cour d’une jolie maison au toit de lauze qui surplombe un vallon herbeux au midi. Il s’agit probablement d’une résidence secondaire, car il n’y a personne. Voilà une maison que j’aimerais habiter. De mémoire son nom : « Del Sail ».
Notre hôtel est quelconque. Nous y dînerons d’un aligot surgelé, pas aussi mauvais qu’on aurait pu le craindre. Nous retrouvons ici la Suissesse sportive qui nous avait dépassés à la sortie du Puy. Elle marche moins vite maintenant, nous dit-elle, ses pieds lui font trop mal. Nos amies ont trouvé place au refuge municipal qui nous paraît très correct.

Dimanche 23 avril : Saint-Chely - Saint-Côme d’Olt 16 km
C’est le matin de Pâques. Il est 8 h 45, il pleut ! Nous mettons pour la première fois nos pantalons imperméables pour affronter ce mauvais temps. Nous passons le vieux pont sur la Boralde de Saint-Chely. A l’entrée de celui-ci, un calvaire, du XVIe siècle, indique que nos ancêtres pèlerins passaient par ici.
La pluie de la nuit a transformé les chemins en bourbier. Nous décidons donc de rester sur le goudron jusqu’au prochain hameau : Lestrade. Puis nous reprenons un chemin creux tout à fait semblable à celui de la veille. La pluie de ce matin le transforme en ruisseau bourbeux qui dévale la pente. Nous ne pouvons pas nous arrêter, car il n’y a pas un abri. Les quelques hameaux traversés sont plus ou moins abandonnés et nous n’osons pas forcer une porte de grange. Nous sommes condamnés à avancer, ce que nous faisons sans nous plaindre dans la mesure où notre équipement nous tient au sec.
Nous dépassons nos amies qui ont trouvé refuge dans une minuscule mangeoire à vache pour pique-niquer. Une photo immortalisera la scène.
Nous devons traverser le ruisseau de Cancels transformé en torrent sur lequel trois poteaux électriques ajourés ont été obligeamment posés en guise de pont. Marie-Thérèse, qui marche devant à ce moment-là, passe dans la foulée. J’arrive sur ses pas. En l’absence de main courante, j’hésite. Aucun autre passage ne s’offre à moi. Je n’ose pas regarder en bas de peur que le vertige me prenne et pourtant il faut bien que j’évite de me prendre les pieds dans ces maudits trous. Heureusement, merci saint Jacques ! deux jeunes femmes, que nous venions de dépasser, arrivent sur mes talons. Elles me tendent une main secourable. Je les aurais volontiers embrassées celles-là ! Ce ruisseau avait quand même trois à quatre bons mètres de large.
Nous finissons par trouver une grange ouverte dans laquelle nous faisons halte. Nous sommes, je crois, à La Rozière. Nous nous y engouffrons, très heureux de trouver un peu de foin sec pour s’asseoir quelques instants.
Nous passons devant le couvent de Mallet, Saint-Côme s’annonce. Nous apercevons son clocher tors à travers un rideau de pluie. Nous remarquons quand même qu’il est en tout point semblable à celui de Puiseaux dans le Gâtinais. Une rue circulaire entoure le vieux bourg constitué par l’église, le château devenu mairie et quelques vieilles demeures à tourelles. On reconnaît par endroits les anciennes tours de fortification qui ont été intégrées dans des constructions plus récentes.
A côté de la porte d’Estaing, le café Verdier est ouvert, nous nous y jetons. La serveuse nous regarde ébahie, l’eau ruisselle de nos vêtements et les flaques à nos pieds vont s’élargissant. « Ce n’est rien » dit-elle « voulez-vous boire ou manger ? ». Exquise politesse, exquise musique, car nous crevons de soif et de faim. Marie-Thérèse prend le temps d’appeler Hélène Puel chez qui nous logeons ce soir à Briounas.
Après avoir avalé un sandwich et du café, nous commençons à faire l’inventaire de ce qui est sec et ce qui ne l’est pas. Nos pieds n’en parlons pas ! nos chaussures sècheront vite. Nos anoraks et nos sur pantalons nous ont bien protégés. Les protections de nos sacs sont juste assez larges, mais pas suffisamment si le vent s’en mêle. Les côtés de nos sacs, la partie interne et le dessous sont mouillés. L’intérieur est humide. Nos chapeaux, sans être étanches nous ont quand même bien protégés. J’ai commis l’erreur de laisser mon chéquier dans la sacoche que je porte à la ceinture. Mon chéquier part en miette.
Hélène nous ramène chez elle dans sa nouvelle et jolie maison restaurée. Nous finirons là de nous sécher devant un feu de cheminée.

Lundi 24 avril : Saint-Côme d’Olt - Estaing 18 km
Hélène nous raccompagne à Saint-Côme devant le café Verdier quitté la veille. Il est 9 h. Il fait beau cette fois-ci. Nous achetons quelques cartes postales pour les amis. C’est à Antoine Salvanh, maître bâtisseur du XVIème siècle, que l’on doit l’église au clocher tors de Saint-Côme. Il dirigea aussi la construction du clocher de la cathédrale de Rodez. Après une brève visite, nous reprenons le pont de pierre sur le Lot qui marque la fin de l’Aubrac. Dès la sortie du vieux pont, nous prenons à droite une petite route qui longe la rivière. Les pécheurs sont nombreux en ce lundi de Pâques bien que cela ne morde pas disent-ils. Nous devrions prendre un chemin qui s’élance vers la ligne de crête qui domine la rive gauche. Nous restons sur cette petite route bien calme qui nous mène de toute façon à l’église de Perse et à Espalion. Saint-Hilarion-de-Perse est bâtie en grès rose. Son tympan, qui est splendeur, reprend un thème cher au XIe siècle : le jugement dernier, que nous retrouverons à Conques. L’intérieur, polychrome, est magnifique aussi.
Arrêt café à Espalion. Nous ne prenons pas le Pont Vieux et restons sur la rive gauche, sous les restes du château de Calmont, pour atteindre Saint-Pierre-de-Bessuéjouls, autre magnifique église en grés rose, rouge même, au fond d’un petit vallon. En voulant m’engager dans l’étroit passage qui mène à la chapelle haute dédiée aux saints Michel et Gabriel, je reste coincé par mon sac à dos. Marche arrière, non sans peine, je ne pense même pas à ôter mon sac tant il fait déjà partie intégrante de moi-même. Voilà comme on rate des peintures splendides du XIe siècle.
Cette fois-ci, il n’est pas question de reprendre la route, nous ne quittons plus le GR65. Une grimpette sévère, à l’estime car les balises sont rares, nous mène sur le plateau qui domine le Lot. Splendide point de vue, on aperçoit encore a plus de 10 km de là, le clocher de Saint-Côme. Nous en profitons pour déjeuner.
En redescendant, nous rencontrons un couple de Vannes et une Canadienne de Montreal. Nous arrivons ensemble à Estaing par le vieux pont. Notre hôtel « Aux armes d’Estaing » se trouve juste en face ; il est 15 h.
Nous passons l’après-midi à visiter l’église Saint-Fleuret et nous nous rendons à l’Hospitalité Saint-Jacques, rue du collège, où nos amies ont trouvé refuge. Une charmante jeune femme nous y accueille, avec un large sourire et des grands yeux éclatants. « Qui passe l’Aubrac voit Saint-Jacques » nous dit-elle, ce que je trouve franchement optimiste même si ce dicton vient du fond des temps . Je lui explique que j’ai réservé depuis longtemps ici une chambre à l’hôtel. Elle me semble navrée et me dit : « N’ayez pas peur ! pourquoi ne pas choisir de marcher dans la confiance totale ? Dieu prendra soin de vous ! personne ne vous laissera tomber sur le chemin ». J’ai un peu de mal à lui répondre que ma culture rationnelle d’ingénieur, qui prétend tout organiser et prévoir, me tient encore éloignée de cet état de grâce. Claude décide d’appeler cette charmante dame « œil profond », comme quoi elle aussi a remarqué ce regard-là .
Nous ne pourrons visiter le château, il ferme à l’heure où nous nous présentons à sa poterne. Il me semble habité par des religieuses.

Mardi 25 avril : Estaing - Espeyrac 25 km
Sur les conseils « d’œil profond » nous prendrons le GR6 ce matin au lieu du GR65. Nous passerons par Campuac et nous rejoindrons le GR65 peu avant Romagnac. Le GR6 serait un peu plus court.
A 8 h du matin, nous retraversons le vieux pont sur le Lot pour prendre en face un chemin qui grimpe le long d’une petite chapelle. C’est à nouveau la grimpette matinale qui nous remet en jambe. Une fois arrivés sur le plateau, la vallée du Lot se découvre à nous avec ses méandres. Le causse sur lequel nous nous trouvons est très vallonné. Nous traversons des gués sur des cailloux glissants. Claude, devant moi, tombe à l’eau et je ne suis pas loin d’en faire autant. Il fait beau et chaud. J’ai des coups de soleil sur les mains et mes avants-bras se couvrent de pustules d’eau probablement à la suite d’un contact avec une plante.
Nous arrivons à Campuac vers 13 h après avoir pique-niqué en groupe comme nous le faisons très souvent. Le village et les vitraux modernes de l’église sont jolis mais à cette heure-là tout est fermé.
Une portion de 5 à 6 km de goudron nous attend pour rejoindre Romagnac et le GR65. Nous longeons un curieux site au sommet d’une petite hauteur. Quelques mégalithes sont placés en demi-cercle, au centre, un énorme pain de sucre de granit. De gros chênes poussent çà et là. Un endroit très curieux, propice à toutes supputations druidiques ou sabbatiques.
Après Romagnac, nous entamons une longue descente en lacets à travers fermes, hameaux et forêts de châtaigniers ou de chênes.
Nous arrivons à Espeyrac à 16 h 30. Il a peu de choses à voir dans ce village très ancien, un refuge de pèlerin s’y trouvait déjà en l’an 950. L’hôtel de la Vallée est très sympathique.
Nous dînons simplement, mais copieusement en compagnie de Jeanine, Iseut, Claude et d’autres pèlerins.

Mercredi 26 avril : Espeyrac - Conques 16 km
Départ à 9 h pour cette étape que nous avons voulue courte pour arriver tôt à Conques. Comme d’habitude une belle montée nous conduit à Sénergues qui se distingue par les restes d’un assez beau donjon. Ce patelin est plus important qu’Espeyrac. Il y a au moins un café dans lequel nous nous arrêtons.
Au sommet de la colline qui nous sépare de Conques, nous longeons de magnifiques sapins cul par-dessus tête. Le spectacle est désolant. La descente vers Conques est d’abord douce puis de plus en plus rapide pour se terminer par un très beau chemin presque à pic. Nous arrivons à Conques à 13 h 30 par le chevet de la basilique. Nous apercevons d’abord dans la descente sa tour polygonale à la croisée du transept, puis les tours du porche. Je suis immédiatement frappé par les nouveaux vitraux de verre incolore qui prennent la couleur changeante de la lumière qu’ils reflètent. Au moment où nous passons, le ciel est nuageux et ces vitraux prennent alors une teinte gris métallique que le dessin très épuré et en oblique des plombs souligne particulièrement bien. Je suis quand même choqué et perplexe. Est-ce beau ? je ne crois pas, je ne sais pas. Cela s’intègre cependant bien à l’ensemble des lignes verticales de la basilique. En fait, je réserve mon jugement.
La façade de Sainte-Foy et son tympan roman sont une merveille. Ce jugement dernier est d’un réalisme saisissant. A droite le Père et les élus, à gauche les démons qui houspillent les damnés. A droite la quiétude des bons, à gauche l’agitation et la souffrance des méchants. Au-dessus du tout, le Christ en majesté. La restauration menée il y a quelques années a redonné de la couleur aux différents personnages. Pour continuer à admirer cette merveille, nous nous installons dans un bistro en face et là, devant une bière à laquelle la soif donne un supplément de saveur, nous nous offrons un moment d’extase. Nous avons marché pendant plus de 200 km sans problème, nous sommes là entre amis, heureux, épanouis.
Nous gagnons l’hôtellerie de l’abbaye située derrière la basilique où une chambre nous est réservée. Cette fois-ci, je suis sûr de moi ! On nous octroie la chambre 15, à la jolie porte ouvragée, dont les fenêtres donnent sur le chevet de la basilique. Ceux qui ont choisi le dortoir ont droit a des châlits de trois étages. Un général qui tente de s’installer à la place la plus haute me dit en soupirant que les appelés d’aujourd’hui sont bien mieux traités.
Dîner au réfectoire, nous sommes accueillis par un père Prémontré, grand et jeune qui nous annonce à notre entrée. Après avoir présenté un couple de nos âges, bonnes têtes, qui sont des bénévoles au service des pèlerins, il nous apprend le chant des pèlerins « Ultreïa… ». Ce chant n’est pas assez entraînant à mon goût.
Après dîner, prière à vingt heures, puis Jean Daniel, frère Prémontré, improvise sur l’orgue de la basilique. La lumière dorée du soleil couchant, qui entre à flots par le portail grand-ouvert en cette année jubilaire, magnifiée par cette musique sacrée qui nous parvient des hauteurs de la tribune, acquiert elle aussi quelque chose de divin. Les pèlerins et les quelques touristes qui composent l’assistance sont figés dans une attitude de recueillement que j’ai peu rencontrée dans ma vie. Rien ne bouge dans la nef, les bas-cotés et le déambulatoire. Dieu sait si en d’autres temps cela circule, prend des photos et discute à voix haute. Les vitraux reflètent des couleurs bleues, roses et grises qui iront en se modifiant peu à peu au fur et à mesure que les spots lumineux qui éclairent l’extérieur de la basilique la nuit tombée remplaceront le soleil déclinant derrière les hauteurs qui enserrent Conques la bien nommée. Finalement, il faut donner du temps au temps et à la lumière le temps d’opérer pour admirer les vitraux de Soulages. Nous sortons de la basilique sur un petit nuage après avoir mis un cierge devant la statue de saint Jacques. Ces moments d’euphorie, d’exaltation que nous connaissons, tous les marcheurs les ont éprouvés. La marche, exercice physique le plus simple qu’il soit, serait-elle aussi un exercice spirituel par la certaine ascèse qu’elle impose ? Les uns invoquent les endorphines, les autres l’Esprit Saint. L’un favorise l’autre et réciproquement.
Iseut reste ici deux jours, nous l’abandonnons en larmes.

De Conques à Moissac

Jeudi 27 avril : Conques - Noailhac 8 km

C’est une étape de repos aujourd’hui. Plutôt que de s’arrêter une journée à Conques, nous décidons de faire une demi-étape. Ultreïa ! Ce seront tout de même 7 km de raide montée.
Lever tôt pour assister à la prière du matin des Prémontrés qui se termine, après une bénédiction, par la remise d’un évangile – nous recevons ceux de saint Jean et de saint Marc – et d’un petit pain rond cuit du matin. Cérémonie simple et émouvante. Nous en avons la larme à l’œil comme cela arrivera souvent sur le chemin. Nous voilà adoubés pèlerins !
Départ à 9 h par la rue Charlemagne qui dégringole dans le bas du pays, première halte rapide devant la chapelle Saint-Roch, pour avoir un point de vue sur Conques. Puis nous passons le pont romain sur le Dourdou avant d’entamer par la route la montée vers Noailhac. Le temps est couvert, il ne pleut pas. Nous marchons en file indienne dans cette montée raide , tantôt sur le côté gauche de la petite route, tantôt sur le côté droit de manière à être vus dans les virages par les automobiles qui arrivent en face. Je suis rapidement en eau.
Nous arrivons au gîte à midi. Comme il est fermé, nous allons chez le maire chercher la clé. Ce dernier essaie de promouvoir son petit village en faisant vivre un gîte d’étape sur le chemin. Sa mairie loue aussi un restaurant, le Relais Saint-Jacques, à un jeune couple. Marie-Thérèse expérimente alors son appareil à ultrasons sur trois chiens qui se précipitaient sur elle. Le résultat est remarquable, les chiens repartent ventre à terre. Par la suite ils nous éviteront soigneusement. Ils ont compris !
Nous occupons notre après-midi à faire du feu et à nous reposer. Nous dînons au relais Saint-Jacques pour 55 francs. La jeune femme essaie de nous faire croire que d’autres personnes ont réservé. Nous serons les seuls convives ce soir-là. La tempête menace, elle éclatera dès notre arrivée au gîte. Marie-Thérèse installe une bassine sur le lit au-dessus du sien, des gouttières font leur apparition.

Vendredi 28 avril : Noailhac - Livignac-le-Haut 20 km
Il a plu toute la nuit. Départ à 8 h ce matin sous un crachin dense et dans le brouillard. Notre intention est de rallier Livignac en restant sur la ligne de crête, évitant ainsi le bassin de Decazeville et la banlieue interminable et triste à mourir de cette ville. Ce chemin, probablement plus proche de l’antique chemin des pèlerins, emprunte pour l’essentiel la D580. Il nous a été suggéré par les Prémontrés de Conques. Nous resterons donc sur le goudron toute la journée. Attention aux maux de pied !
Les 16 premiers kilomètres sont parcourus en quatre heures sans s’arrêter, il n’y a pas de café et le temps ne permet pas faire halte dans la nature.
Nous passons devant une pancarte indiquant le hameau de Fagegaltier. Les Fagegaltier étaient professeurs en huitième et septième de Julien et Clément aux Francs-Bourgeois. Originaires de cette région, ils se sont retirés par ici à leur retraite. Nous n’avons pas la curiosité d’aller voir si par hasard …et puis Julien ne les portait pas dans son cœur.
Notre chemin passe au nord de Decazeville et des anciennes houillères à ciel ouvert dont certaines ont été aménagées en espace vert.
A 13 h, nous sommes à Livignac après avoir traversé une fois de plus le Lot sur le pont neuf car le vieux pont suspendu est maintenant interdit à la circulation. Peu après nous faisons halte à la pharmacie pour acheter des boîtes de Sportenine.
Le gîte est bien agencé, les jeunes femmes de la mairie qui gèrent les places disponibles ont un tonus d’enfer et un accent du midi à couper au couteau. Le village n’a rien d’extraordinaire.
Un couple de retraités occupe des lits voisins du mien. Lui est certainement un ancien militaire. Ils sont gentils. Ils tiennent absolument à arriver à Santiago avant le premier juillet pour garder ensuite leurs petits-enfants à la Baule. Vu l’état de leurs pieds, je suis perplexe. A 5 h du matin, le lendemain, ils seront les premiers à partir dans l’aube naissante.

Samedi 29 avril : Livignac-le-Haut - La Cassagnole 26 km
Nous avions retenu primitivement un hôtel à Figeac. On nous fait valoir, à juste titre, qu’il n’est pas intéressant de descendre dans la vallée du Lot où se trouve Figeac et qu’il suffit de rester sur les hauteurs et d’infléchir sa route en direction de Cajarc, notre prochaine étape, pour atteindre le gîte de la Cassagnole, pas très loin de Beduer. Cette petite variante est d’ailleurs balisée. Nous n’irons donc pas à Figeac.
Nous partons à 7 h 30 dans le brouillard. Bonne montée du matin « qui n’affecte pas le pèlerin » dit Iseut. Le soleil finit par percer quand nous arrivons à Montredon. Ce village n’a pas de boulangerie. Dommage ! Peut-être la faim nous tenaille-t-elle déjà, nous ratons une balise et nous nous égarons complètement. Nous faisons demi-tour, retrouvons notre chemin et arrivons à Guirande au km 9. Il est 10 h. Le chemin est agréable, les côtes ne sont pas agressives. Quelques kilomètres plus loin nous arrivons à Saint-Felix. Je photographie Marie-Thérèse devant le portail de Sainte-Radegonde, XIe siècle, dont le tympan représente une fresque naïve d’Adam et Eve.
Un boulanger ambulant passe en voiture, nous l’arrêtons par acheter une boule de pain. Cela embaume. Un vieux bonhomme entraîne Jeanine et Marie-Thérèse dans sa maison pour leur vendre du cantal. Nous allons pouvoir enfin pique-niquer.
Nous repérons facilement la bretelle qui se dirige vers la Cassagnole et nous nous y engageons. Marie-Thérèse, qui avait entendu parler d’un supermarché dans les environs, nous annonce sa présence à l’approche de chaque tournant. Cela dure un moment et puis elle finit par se lasser n’y croyant plus elle-même. Nos plaisanteries à ce propos, elles aussi, se sont tues, quand, brusquement, nous débouchons sur le parking d’un énorme centre Leclerc. Marie-Thérèse rayonne de plaisir. Il faut voir alors ces dames, sevrées de supermarché depuis qu’elles marchent, se précipiter dans les rayons, le dos et les épaules marquées par le sac et la transpiration. Les braves gens, assez nombreux en ce samedi après-midi, se retournent ahuris. La marcheuse a l’avantage d’être une inconnue de passage complètement libérée de la charge de respectabilité du sédentaire, dirait un sociologue. En voilà un exemple saisissant. Je me réfugie prudemment derrière un énorme Perrier en attendant. Claude décide de se faire conduire à Figeac pour acheter un autre sac à dos, elle nous rejoindra à la Cassagnole.
Lestés de provisions, nous repartons pour notre gîte. Je ne vois pas les aiguilles de Cingle signalées par notre guide. La Cassagnole est un hameau minuscule. Un fils de Charlemagne y est né. Il ne reste rien de la demeure de ses augustes parents. Ce gîte est tenu par un jeune couple charmant. Elle, fait de la calligraphie qu’elle expose. Il y en a de superbes !
Je dors très mal cette nuit-là, mon lit est très dur.

Dimanche 30 avril : La Cassagnole - Beduer 6 km
Encore une journée de transition, nous quittons La Cassagnole à 7 h 30. Une heure plus tard nous sommes à Faycelles avec l’intention d’y prendre un petit-déjeuner. Malheureusement aucun café ne se profile à l’horizon. Une boulangerie est ouverte, mais les quelques baguettes qui restent sont réservées. Où sommes-nous donc ? pas un gramme de pain un dimanche matin dans un village de mille habitants ? dans la France profonde ! Ou bien le boulanger de Faycelles est un fichu paresseux ou il a eu un empêchement. Nous nous rabattons sur deux malheureux croissants et puis miracle une baguette de pain se libère. Nous repartons pour Beduer distant de 3 km. Est-ce notre manque d’ambition ? Est-ce ma mauvaise nuit ? Je ne sais, ce matin, je n’avance pas, mes jambes sont de plomb.
Nous faisons connaissance avec les caselles, à la technique de construction très ancienne. Ce sont des refuges circulaires de bergers faits de pierres plates empilées les unes sur les autres jusqu’à former un toit conique. Nous avons trouvé les mêmes en Corse, plus anciennes que celles-ci, moins jolies aussi.
Cahin-caha nous arrivons au gîte de la Planquette à côté de Beduer. Une brave dame avenante, un sac à main fixé sur le ventre, nous fait les honneurs des lieux. Nous la surnommons « madame pipi ». Je m’allonge dans l’herbe et je dors. Après un copieux déjeuner, préparé avec les restes des provisions achetées au centre Leclerc de Figeac, nous allons Marie-Thérèse et moi, à Beduer. Le point de vue sur le Célé est magnifique. Le château du XIe siècle, massif à souhait, qui a appartenu à deux familles en huit cents ans, a été vendu il y a quelques années à des riches Hollandais qui, disent les gens d’ici, colonisent petit à petit l’endroit, mais ont au moins le mérite d’entretenir ce patrimoine puisque nous ne sommes plus capables de le faire nous-mêmes. Cette courte marche à pied m’a fait du bien. La forme est revenue. Je téléphone à notre cousin Pierre Cassagnes dont la maison se trouve sur une variante du chemin, le GR651 qui passe par Espagnac et longe le Causse. Malheureusement, il n’est pas là. Nous connaissons Espagnac pour y avoir été invités par lui lors du mariage de sa fille Marie-Paule.

Lundi 1er mai : Beduer - Cajarc 20 km
Départ à 7 h 30. Nous prenons un chemin qui surplombe le château de Beduer. La vallée du Célé est dans le brouillard que le soleil commence à chasser.
Le chemin est agréable, nous longeons des murets de pierre incroyablement longs et incroyablement moussus. Nous faisons connaissance avec les petits chênes du pays, rabougris, agrippés à cette terre comme pour la retenir. Il y a une semaine nous étions en Aubrac, c’était l’hiver, aujourd’hui nous avons l’impression que c’est l’été, tant la végétation est abondante, tant il fait beau et chaud.
Gréalou n’offre rien de particulier, encore une église fermée sur une belle place ombragée, hormis un beau dolmen devant lequel nous faisons halte. Des personnes ont dessiné sur le sol des dessins ésotériques et édifié des petits empilements de cailloux. De l’autre côté du chemin, à quelques mètres, des âmes pieuses ont placé une très belle et très ancienne croix de pierre comme pour surveiller les diableries d’en face.
Nous avons l’impression d’être en balade dans de beaux chemins creux. Le chemin vers Cajarc offre une variante, l’une passe au nord, l’autre, plus facile, passe au sud. De cette dernière, nous devions voir un autre dolmen. Celui-la nous ne le trouverons pas. Nous arrivons sur le bord de l’une des falaises calcaires qui entourent presque complètement Cajarc. Le chemin blanc que nous empruntons descend à pic. La chaleur augmente à chaque pas que nous faisons. Il fait une chaleur étouffante en bas.
Cajarc est en fête. Le championnat départemental de pétanque du Lot a lieu, ici même, aujourd’hui. Notre hôtel est fermé. Il est 13 h. On nous indique que l’hôtelier et sa femme assurent la restauration de la manifestation. Nous nous y rendons et nous trouvons notre hôtelier surveillant une batterie d’une centaine de côtelettes en train de griller. Je n’ose compter les bouteilles de vin alignées sur les tables. Visiblement la pétanque creuse l’appétit. Nous recevons gentiment les clefs de l’hôtel. Nous y serons seuls ce soir.
Nous visitons cette petite ville agréable dont le boulevard circulaire suit les anciennes fortifications. A l’intérieur de la boucle, l’église se trouve sur une belle place, les restes du château sont très abîmés.
Nous dînons en compagnie d’un Genevois et d’un Jurassien dont l’un a un magnifique bourdon. C’est vrai que ce support a une autre gueule que nos bâtons réglables en fibre de carbone que l’on trouve dans tous les magasins de sport. Au menu : magret de canard grillé, pomme de terre au four et vin de Cahors.
Le patron du restaurant nous dit que Madame Pompidou vient de temps à autre dans sa maison qui se trouve perdue sur le causse pour la fraîcheur qu’il peut y faire par rapport à Cajarc.

Mardi 2 mai : Cajarc - Pech-Olié 23 km
Nous quittons à regret Cajarc, il est 8 h. Le temps est magnifique. Notre chemin longe le Lot un moment avant de le traverser à Gaillac, qui n’est pas le pays du vin de Gaillac. Commence tout de suite une longue montée sur un chemin caillouteux bordé de pierres sèches. Nous croisons à plusieurs reprises des chiens qui ne s’intéressent pas à nous, les propriétaires ne sont d’ailleurs jamais très loin. Je suppose que ce sont des chiens truffiers.
Nous arrivons enfin sur le causse au Mas del Pech. A notre gauche, une Anglaise d’un roux agressif pousse une tondeuse à rouleaux sur une pelouse minuscule. Tout un art que seuls les Anglais pratiquent même ici. Le contraste des couleurs, le vert foncé de la pelouse, le roux de la chevelure, est étonnant. En retrait la petite maison est ravissante avec ses fenêtres à petits carreaux et ses rideaux brodés. Un peu plus loin une fermière hurle en patois. Nous comprenons qu’un renard lui a tué huit poules durant la nuit. Nous nous arrètons pour commenter l’évènement et remplir nos gourdes d’une eau fraîche délicieuse.
Notre chemin contourne Limogne, il est 13 h 30. Je propose d’entrer dans la ville pour prendre un pot. Devant le manque d’enthousiasme du groupe, je m’incline à tort. Nous allons bientôt le regretter car nos gourdes sont de nouveau vides. Une brave jeune femme rencontrée devant la porte de sa maison va nous donner une eau horriblement javellisée.
Notre chemin se poursuit de façon agréable sous ces chênes courts sur pattes qui font des sous-bois à la végétation clairsemée. Je m’aperçois cependant que Claude à de plus en plus de mal à suivre. Sans réponse explicite de sa part, je n’insiste pas.
A quelques kilomètres de Varaire, Pech-Olié s’annonce à 900 mètres, en fait à deux bons kilomètres. Il est 15 h 30, nous arrivons dans ce gîte privé qui nous semble immédiatement à l’abandon. Curieux, puisqu’à notre connaissance c’est le seul gîte de l’endroit. Après avoir patienté un bon moment dans la cour, la porte s’entrebâille et une bouffée de tabac et de bière nous saute à la figure. Une journée de plein air, cela vous aiguise l’odorat. Nous reculons d’un pas. Derrière ces odeurs, une belle tête de gitan apparaît, un long corps se déploie, pas de doute nous avons affaire à un cavalier. C’est le maître du logis, distant, perdu dans un rêve intérieur. Nous nous interrogeons du regard, que faire d’autre sinon aller à Varaire voir si… Nous nous laissons installer. L’ensemble est limite.
Un gendarme marcheur, qui a épousé une Basque, ma parle des vautours que l’on voit dans les champs aux alentours d’Ostabat. Je précise tout de suite que je n’en verrai, hélas, pas un seul là-bas. Un groupe de jeunes rochelais arrive par le GR46. Leur bande ne s’intéresse pas trop aux pèlerins que nous sommes malgré quelques tentatives de notre part.
Dans un coin de la cour, un paddock est ouvert, vide. Point de chevaux dans les parages !
Au dîner, préparé par notre cavalier gitan, puisque c’est notre unique interlocuteur, nous avons du chili con carne pas mauvais du tout. C’est probablement l’unique plat servi ici puisque les convives se renouvellent chaque soir. Contrairement aux autres soirs, l’ambiance est terne, ce n’est pas la faute des rochelais, ni de la nôtre. Le maître de céans se veut aimable, tout cela a l’air de l’embêter souverainement.

Mercredi 3 mai : Pech-Olié - La Burgade ( Le-Pech) 24 km
Départ sans trop de regret de ce gîte qui a eu sa période faste. Il est 7 h 30, le temps est splendide.
Mauvaise nouvelle, Claude ne peut plus marcher ou presque. Nous parvenons quand même à Varaire distant de quelques kilomètres. Nous apprenons là que cette commune possède un gîte depuis peu. Ce qui explique, en partie, la décrépitude de Pech-Olié. Nous apprenons aussi que la femme de notre hôte de la veille est partie avec les enfants. Bref, la dégringolade que nous pressentions. Nous achetons nos provisions à l’épicerie du coin. Miraculeusement on donne à Claude l’adresse d’un vieux monsieur qui doit se rendre ce matin à l’hôpital de Cahors distant d’une trentaine de kilomètres. Celui-ci accepte de la prendre à bord. Nous faisons à Claude nos recommandations d’usage et la laissons partir avec lui. Sa sœur Jeanine reste avec nous. A trois, nous sommes dans la configuration minima que nous garderons jusqu’à Saint-Jacques.
Nous quittons Varaire par un beau chemin ombragé, reste du « Cami ferra », voie romaine qui allait de Caylus à Cahors. Nous sommes sur le causse de Limogne. Sur ce chemin, les abris de berger s’appellent des gariottes. Il s’agit toujours de la même technique de construction en pierre sèche que les caselles.
Au sud de Bach (le village de Bach s’entend), à midi, nous passons non loin du couvent de bonnes sœurs de Vaylats. Le Vaylats est un gîte apprécié des pèlerins, comme tous les couvents de bonne sœur d’ailleurs. Sa cloche aigrelette sonnant l’Angélus nous accompagnera un bon moment. Nous avons quitté les bois de chênes bien plantés pour les champs de céréales. Le soleil tape dur. Nous nous arrêtons devant un lavoir à l’eau limpide. Je me sers de mon chapeau comme d’un seau et je m’en asperge copieusement, l’eau me semble glaciale.
Il est 14 h, nous arrivons au Pech, petit village perché sur une hauteur. J’y arrive une fois de plus trempé jusqu’aux os. Une hôtesse charmante nous accueille, le gîte est neuf. Un énorme bouquet de fleurs trône dans la salle à manger. Marie-Thérèse est ravie de ce geste, elle y voit le fait d’une présence féminine qui manquait à Pech-Olié. Arrive en même temps que nous un couple de Grenoblois, lui chercheur au CNRS, elle, je ne sais plus. Marie-Thérèse, toujours très au courant de tout, me dit que ces gens recherchent sur le chemin la discrétion nécessaire aux faux couples. Marie-Thérèse leur propose le seul lit matrimonial du lieu, sans succès. Nous le prenons donc.
Notre chercheur grenoblois a la particularité d’avoir une paire de basket pour les montées et une autre pour les descentes. Les deux paires se distinguant par des points d’appui différents, ne me demandez pas lesquels. Alors que je lui demande quelle paire choisir sur le plat, il me répond que le plat n’existe pas. Voilà un épineux problème réglé de façon radicale. Je crois entendre Bill Rapin.
Nous avons droit à un excellent dîner : salade de gésiers de canard, cassoulets au confit d’oie. Tout cela est avalé sans broncher. J’ai à côté de moi une vieille dame qui agite beaucoup ses mains baguées qui furent belles. Elle m’assure faire des étapes journalières de 30 km. Comme elle raconte des histoires drôles, je la crois sur parole. Ici encore notre charmante hôtesse nous assure que le plat est le même tous les soirs. Pourquoi pas !

Jeudi 4 mai : Le Pech - L’Hospitalet 20 km
Nous évitons Cahors. Pourquoi faire un crochet par cette ville au Nord pour ensuite revenir au Sud et se retrouver quelques kilomètres plus à l’Ouest. Nous faisons directement route à l’Ouest vers l’Hospitalet. En passant nous gagnons une journée de marche. Je promets à Marie-Thérèse que nous nous arrêterons un jour visiter Cahors.
Nous partons à 8 h et prenons des petites routes plein Ouest puis nous contournons l’aérodrome de Cahors où nous arrivons à 10 h. La N20, à double voie à cet endroit, nous pose un problème. Je ne nous vois pas enjamber la glissière de sécurité avec nos sacs et traverser entre deux poids lourds. Fort heureusement non loin de là un rond-point rend la chose possible sans danger.
L’hôtel d’Aquitaine nous accueille quelques minutes après. Petit-déjeuner et bouteille de San Pelegrino sont de rigueur. On nous informe que le chemin que nous comptions prendre est impraticable suite à la tempête. Un chemin goudronné, à partir des restes désaffectés de l’ancienne N20, est possible. Arrêt au pied d’un calvaire pour pique-niquer. Nos pieds sentent bien que nous pratiquons le goudron depuis ce matin.
L’Hospitalet est un petit village qui jadis possédait un hôpital pour les pèlerins fondé par une belle dame, Hélène de Castelnau qui, en allant à Saint-Jacques, avait failli se noyer ici. Il n’en reste que l’église devenue celle du village. Le gîte est tenu par une vieille dame qui arrondit ainsi sa retraite. Il n’y a pas si longtemps, elle possédait le restaurant de l’endroit.
Notre téléphone portable ne fonctionne pas très bien une fois de plus. Le réseau Itinéris est seul en cause dans cette affaire. Pas de téléphone en Haute-Loire et en Aubrac sauf sur les hauteurs. Il n’y a que des vaches me direz-vous, il y a aussi quelques Chrétiens tout de même ! Ce fut un peu mieux dans le Lot. Ici, à nouveau, on capte à condition de se trouver sur une hauteur.
Cela fait une semaine que nous avons laissé Iseut à Conques. J’essaie de la contacter sur son portable sans succès et puis tout d’un coup, mon téléphone sonne, j’entends un « Iseut » extrêmement faible. « Où es-tu ? » lui demandais-je , « Je suis à l’Hospitalet, sur la place de l’église ». Stupeur ! nous sommes séparés par moins de 20 m ! Nous avons pris, sans nous consulter, la même option pour éviter Cahors. Nous contournons en courant le corps de bâtiment qui nous séparait et ce sont les retrouvailles, rires et larmes, le tout abondamment. Iseut a récupéré à Figeac une amie suisse, Sabina, qui lui tient compagnie pour quelques étapes.
Plus triste, nous avons aussi un appel de Bernard Vuarnesson, toujours très fidèle au téléphone depuis le début, qui nous annonce la disparition du padre, père de Philippe Moisand. Nous lui avions trouvé mauvaise mine à l’enterrement du père de Géraldine, son compère. Nous ferons pour lui une petite prière avec le curé du village dans l’église que nous visitons, dont il ne reste que le chevet.
Nous voilà réunis à cinq, Marie-Thérèse, Jeanine, Iseut, Sabina et moi. Claude a été soigné à l’hôpital de Cahors. Elle nous attend à Lauzerte. Il n’y a que des femmes dans ce groupe me direz-vous. Je n’y peux rien, Marie-Thérèse, toujours très bavarde, se lie beaucoup avec des représentantes de monde médical. Je suis, pour le moins, bien entouré s’il m’arrive quelque chose !
Notre brave hôtesse nous a préparé un dîner pantagruélique : cinq à six plats au moins. Malgré notre faim initiale, nous n’arriverons pas au bout. Assistait à ce dîner un couple de Hollandais assez âgés que j’avais vu arriver très éprouvés. Ces gens nous racontent, dans un français parfait et avec beaucoup d’humour, leur pérégrination depuis Cahors. Ils sont accompagnés de leur fille, sans âge, qui n’a pas levé les yeux de son assiette.

Vendredi 5 mai : L’Hospitalet - Montcuq 20 km.
Départ à 7 h 30. Nous sommes sur le causse blanc, le Quercy blanc plus précisément. Nous suivons une succession de lignes de crêtes sur un bon chemin, large, blanc comme il se doit, pas très ombragé. Il fait beau. Un vent de face, du Sud-Ouest, nous amène de la fraîcheur. Il a fortement tonné la veille, les orages ont disparu. Au kilomètre 10 nous sommes à Las Cabanes, un village tout fleuri. Le calcaire blanc des façades est aveuglant. Il n’est que 10 h du matin.
Nous remontons sur le causse. Au loin une série de crêtes parallèles sur lesquelles les chemins blancs se distinguent sans avoir recours aux jumelles. Nous suivons l’une de ces crêtes vers Montcuq que nous atteignons vers 13 h après avoir cassé la croûte dans une petite dépression pour nous abriter du vent.
Sabrina est une bonne marcheuse agréable à vivre, elle rit tout le temps. Comme son petit orteil gauche la fait souffrir, elle n’hésite pas à entailler le cuir de sa chaussure neuve. Elle est alors obligée de protéger son orteil qui dépasse à la merci des pierres du chemin. L’effet est assez comique.
Montcuq signifie : mont du coucou. C’est une jolie petite ville, étagée au flanc d’une colline, surmonté d’un donjon carré du XIIe siècle et d’une église, Saint-Hilaire, dont le clocher octogonal rappelle un peu Saint-Cernin. Un café sous les platanes nous accueille pour un traditionnel Perrier. On se croirait à Aix-en-Provence.
L’hôtel Saint-Jean dans lequel nous descendons est d’une saleté repoussante. Il est à déconseiller. Marie-Thérèse et Jeanine sont allées se faire couper les cheveux. Elles nous reviennent rajeunies de quelques années.
Sabrina repart en Suisse ce soir et Iseut trouve un gîte en dehors de la ville. Elle compte s’y reposer une journée.

Samedi 6 mai : Montcuq - Hôtel de l’Aube Nouvelle 26 km
Départ à 7 h 30. Le ciel est bas, le temps est doux. Nous suivons une succession de chemins de terre dans une nature riche. Les villages, comme Montlauzun, sont perchés sur des hauteurs. Nous avalons quelques côtes bien senties sans trop peiner. Nous contournons cependant Lauzerte, au kilomètre 14, au lieu d’y grimper. L’effort nous paraît inutile puisque nous ne nous y arrêtons pas. Nous avons probablement tort car au sommet de son piton, Lauzerte conserve une place carrée à arcades avec de très belles maisons.
Nous rencontrons trois pèlerins, de Saint-Claude dans le Jura, qui marchent avec deux bâtons comme des skieurs. C’est une habitude à prendre. Cela soulage les chevilles et les rotules dans les descentes paraît-il. Le balancement des bras imprime aussi une certaine cadence.
Il nous reste à escalader une barre de collines puis traverser la vallée de la Barguelonne et remonter en face vers Durfort-Lacapelette, soit 12 petits kilomètres. Nous perdons un moment notre chemin sans nous égarer pour autant et arrivons à l’hôtel à 15 h 30. Marie-Thérèse est fatiguée, les derniers kilomètres sur le bitume ont été durs. L’orage qui menaçait éclate.
L’Aube Nouvelle, hôtel 1900, se trouve au milieu des abricotiers et des chasselas très nombreux dans la région. Cet établissement, au nom curieux qui n’a rien à voir avec une quelconque secte, est tenu depuis trente ans par des Belges. Les étages viennent d’être refaits et la moquette est de couleur crème. Notre chambre est impeccable. Nous sommes donc priés d’enlever nos chaussures au rez-de-chaussée.
Nous retrouvons nos trois gars de Saint-Claude. Ce sont trois retraités dont le chef est un ingénieur de la Direction Départementale de L’Equipement, féru d’ésotérisme, d’homéopathie, sourcier à ses heures, j’en passe. Ce fut encore un dîner très drôle. Nous ne manquons pas une occasion d’aiguiller la conversation de ce brave homme sur l’existence des phénomènes bizarres et plus prosaïquement sur la botanique qui, en bon jurassien, est manifestement son point fort.

Dimanche 7 mai : Durefort-Lacapelette - Moissac 13 km
Cette courte étape était préméditée pour arriver tôt à Moissac et assister à la messe. Claude a pu nous réserver un coin au presbytère de Moissac. C’est une chance pour nous, nous aurions dû sinon, aller à l’hôtel car le gîte est au diable. Départ donc à 8 h.
La petite église de Saint-Martin avec son clocher mur à une seule cloche est charmante. Nous descendons dans un vaste vallon pour remonter durement en face. Nous continuons sur les hauteurs jusqu’à Moissac en passant devant la petite église d’Espis, jumelle de Saint-Martin.
La vallée de la Garonne s’annonce dans son immensité plate. En contrebas Moissac et la ligne de chemin de fer que Prosper Mérimée a fait détourner pour éviter que le cloître ne soit détruit.
Un jeune Canadien nous rejoint. Il vient de Lauzerte, à 25 km derrière nous, et va à Auvillard, notre étape de demain, 20 km plus loin. Un « pro » de la marche !
Il est midi, quand nous arrivons à Saint-Pierre de Moissac. L’église se vide, la messe est finie ! J’avais mal lu l’horaire des messes à Montcuq. Nous apprendrons par la suite que l’on fêtait les cinquante ans de sacerdoce du curé de la paroisse, celui qui a fait une si belle photo du Christ en croix de son église. L’heure de la messe avait été avancée pour faire place à un vin d’honneur offert par la mairie.
Après un bref regard à cette autre apocalypse et, quand même, une petite prière à l’église, nous allons au presbytère retrouver Claude qui nous avait préparé un succulent repas. Claude nous raconte son équipée à Cahors. Elle nous apprend que mes voisins de lit à Livignac avaient échoué à l’hôpital de cette ville. Sur le Chemin de Saint-Jacques, plus qu’ailleurs, il faut savoir ce que l’on veut : si l’objectif est d’arriver à Compostelle, mieux vaut ne pas trop s’encombrer de considérations annexes qui pèsent insidieusement sur chacune de vos décisions et finissent par vous faire échouer. Ces braves gens voulaient arriver avant le premier juillet. C’était parfaitement possible en effectuant 25 km par jour, ors leur cadence, à ce stade du parcours, était nettement supérieure, ils n’ont pu la supporter. A plusieurs reprises, nous rencontrerons des cas semblables, tous se termineront mal.
L’après-midi venue, nous revenons sur le parvis de Saint-Pierre. Je ne peux me défaire d’un sentiment de déception en levant les yeux sur le tympan de cette église et Dieu sait si j’avais reçu un choc en voyant cette Apocalypse de Jean pour la première fois en 1962 alors que je descendais en Vespa dans le midi retrouver les Barles, puis en 1973 avec Marie-Thérèse et Cécile ! Est-ce la lumière sans relief du moment ? est-ce que le tympan de Moissac ne supporte pas, ou plus, d’être vu après celui de Conque restauré ? Il est vrai que cette merveille aurait bien besoin d’une rénovation. A trop d’endroits, la pierre s’effrite, faisant une marque blanche sur fond de crasse. Quand-même ! quelle finesse dans les traits, les plis des vêtements, les barbes.
La visite du cloître est guidée, tant mieux ! C’est le plus ancien cloître roman dont les sculptures n’ont pas trop subi les guerres de religion et la Révolution. Je suis toujours aussi fasciné par la façon dont les pieds des apôtres sont représentés sur ces sculptures à plat des piliers d’angle, on croirait les apôtres en état de lévitation. Cela n’a évidemment rien à voir avec notre état de marcheur obnubilé par notre seul moyen de locomotion. Nous croisons nos trois Jurassiens avec qui nous avons dîné la veille alors que ceux-ci sortent d’une chapelle latérale. Notre ingénieur de l’Equipement me dit d’un ton grave en pointant le dallage de la chapelle : « Il y a de l’énergie là-dessous ! ». Ne voulant pas le décevoir, j’opine du chef d’un air entendu comme si l’énergie vagabonde de cet endroit saint me chatouillait la plante des pieds à moi aussi. Nous ne reverrons plus nos trois Jurassiens par la suite.
Le soir dans notre chambre du presbytère, je bondis hors de mon lit en attendant un train arriver. J’ai cru qu’il allait traverser notre chambre ! Nous sommes en effet à quelques mètres seulement des voies ferrées.

De Moissac à Eauze

Lundi 8 mai : Moissac - Auvillard 20 km
Nous quittons le presbytère à 7 h 30. Il fait beau. Nous traversons Moissac encore endormi, ce jour est férié ne l’oublions pas. Nous arrivons rapidement sur les berges du canal latéral de la Garonne que nous allons suivre pendant 14 km. Terrain plat, pour une fois, sous les platanes en peine floraison qui lâchent leur bourre à tout va. On se croirait sous une tornade de neige. Des bateaux de plaisance nous croisent le mat replié sur le pont. Ce sont des Anglais ou des Hollandais. Le capitaine, cannette de bière à la main, nous salue gentiment.
Au pont de Malause, Claude nous quitte définitivement, elle souffre du dos et ne peut plus suivre. Nous l’accompagnons sur la route toute proche pour qu’elle puisse trouver un moyen de locomotion pour Moissac. Nous sommes tristes de devoir laisser Claude ainsi. Nous sommes encore trop loin de Saint-Jacques-de-Compostelle pour tenter de faire quelque chose pour elle. La règle du jeu est bien cruelle !
Nous traversons le canal au pont de Pommevic et dans la foulée celui qui alimente les tours de refroidissement de la centrale atomique de Golfech. Ces tours si imposantes dépassent maintenant la cime des platanes, elles nous semblent toutes proches
Le chemin s’oriente franchement au Sud. Nous traversons une langue de terre, large de 6 km, entre le canal latéral de la Garonne et le fleuve. Notre route reste plate, les cultures maraîchères poussent abondamment dans cette terre alluviale. Nous traversons Espalais sans nous arrêter. A peu de distance, le village d’Auvillard apparaît planté en hauteur sur la rive gauche de la Garonne. Un dernier pont, suspendu celui-là, et nous arrivons à Auvillard après une courte mais raide grimpette.
Ce village est une petite splendeur de briques et de pierres du XVIIe siècle. Sa halle aux grains circulaire est unique en France. C’est à Auvillard qu’ont été fabriquées toutes ces assiettes de faïence, aux grosses roses rouges pommées, que l’on voit encore dans les salons bourgeois du Sud-Ouest.
Les clefs du gîte se trouvent chez Monsieur et Madame Baratto, des personnages hauts en couleur. Lui a été tailleur à Paris, elle, n’utilise que des sandales, été comme hiver. Ils ont en commun une gentillesse extraordinaire. Madame Baratto marche beaucoup avec des amies, en sandale bien sûr. Elle pense même un jour aller ainsi à Saint-Jacques. Ces dames rient et bavardent tellement au cours de leurs randonnées que les gens du pays disent en les entendant arriver : « Tiens ! voilà les pintades ! ».
Nous sommes très bien installés dans le presbytère désaffecté qui surplombe la Garonne, comme tout le village. Nous visitons le musée de la batellerie situé dans la tour de l’Horloge dont le contenu est plus modeste que celui de Chateauneuf-sur-Loire et le musée de la faïence. Les bâtiments qui les abritent sont de pures petites merveilles d’époque.
J’avais perdu mes lunettes de soleil à Montcuq, probablement laissées à la terrasse d’un café. Jusqu’ici je m’en suis passé. Dimanche, les magasins étaient fermés à Moissac. Il n’y a pas de marchand de lunettes ici, la buraliste m’en propose une paire : « Je vous la donne, c’est de la réclame » me dit-elle. Les banches jaunes sont du meilleur effet. Les verres très sombres sont finalement très efficaces. Je les ai toujours.

Mardi 9 mai : Auvillard - Flamarens 14 km
Départ du gîte à 8 h. Nous allons rendre les clefs aux Baratto qui nous convient à un deuxième petit-déjeuner, somptueux, celui-ci. « Il est hors de question de partir le ventre creux » nous disent ces braves gens. Gavés de brioches et de confitures diverses nous quittons Auvillard l’estomac quand même un peu lourd. Le temps est orageux, un peu lourd lui aussi.
Le chemin passe sous l’autoroute Bordeaux -Toulouse et nous arrivons à Bardigue au kilomètre 4 après une heure de marche. Cinq kilomètres plus loin nous traversons Saint-Antoine-sur-l’Arrats qui doit son nom aux Antonins qui établirent ici une commanderie au XIIe siècle. C’est la première fois que nous rencontrons sur le chemin un portail polylobé dont l’influence mozarabe est évidente. C’est aussi la première fois que je vois le Tau des Antonins, nous le retrouverons dans un mois en Espagne à Castrojeriz.
Nous arrivons rapidement dans le village de Flamarens, dont le château du XVe siècle, qui fut le type même des grandes demeures gasconnes, est en cours de restauration par un particulier sans grand moyen dit-on. La chapelle du château n’a plus de toit depuis des lustres.
Nous pique-niquons là et nous nous offrons même une petite sieste sur un banc au bord de la route, en plein soleil. L’orage arrive et nous allons chez les Ballenghein qui nous accueillent dans leur maison. Ce couple à cinq garçons, elle est médecin, lui est cadre dans une société agroalimentaire de la région, il a fait ses études avec Stéphane Maggiar à Lille. Famille chrétienne par excellence, nous ferons une prière du soir pleine d’émotions avec leurs enfants.

Mercredi 10 mai : Flamarens - Lectoure 19 km
Nous quittons les Ballenghein et leurs enfants. Il est 8 h. le temps est orageux. Nous passons à Miradoux et à Castet-Arouy au kilomètre 8. Ici on nous offre un café et du chocolat. Une jeune femme, intarissable, nous fait visiter très en détail son église et son clocher octogonal. Nous repartons vers 11 h pour Lectoure distant de 11 km. Nous empruntons quelques beaux chemins verts, nous avons l’impression de nous balader dans un jardin. Lectoure ou du moins sa cathédrale est bientôt en vue. C’est oublier que Lectoure se trouve sur l’emplacement d’un oppidum gaulois. Pour y accéder nous devons plonger dans un profond ravin avant d’escalader un raidillon dont le chemin a le secret. J’arrive devant le cimetière de Lectoure trempé de sueur comme toujours en la circonstance. Une halte s’impose pour nous rendre présentable avant d’aller à la recherche du gîte.
Les dames du Syndicat d’Initiative nous renseignent sur les ressources de la ville. Marie-Thérèse veut absolument manger une garbure. Malheureusement, nous disent-elles, c’est un plat qui ne se mange ici qu’en hiver. Donc pas de garbure. Par dépit, nous n’irons pas au restaurant, nous trouverons d’excellentes rillettes de canard et un bon Buzet que nous dégusterons avec Jeanine au gîte.
Le clocher de Lectoure est aussi massif que celui de Saint-Pierre à Saintes. Comme il est disposé sur le côté de la nef, il a besoin, pour se maintenir, de deux énormes contreforts en forme d’arc en travers de celle-ci. Cette disposition n’est pas très élégante.
Nous rencontrons au gîte un Franc-Comtois qui revient de Saint-Jacques à bicyclette à raison de 80 km par jour. Souffrant de tendinite, il utilise du Ketum qui lui fait du bien. Marie-Thérèse prend note.
Le gîte de Lectoure est acceptable. Le box dans lequel nous avons trouvé des lits n’a pas de fenêtre. Nous dormons donc porte ouverte.

Jeudi 11 mai : Lectoure - Condom 26 km
Départ à 8 h. Le temps est menaçant. Il a beaucoup plus durant la nuit. Nous dégringolons à nouveau de cette colline en essayant de garder notre équilibre dans la pente. Sans l’aide des bâtons nous aurions immanquablement terminé sur les fesses. Nous voulions nous rendre à La Romieu, malheureusement au détour du chemin nous tombons sur un lac. Le chemin est recouvert d’au moins cinquante centimètres d’eau sur une distance que je ne peux évaluer. Demi-tour donc. Nous n’allons pas tarder à remarquer un pauvre papier détrempé sur lequel un pèlerin charitable à écrit : « Attention ! chemin impraticable par temps de pluie ». En route donc par les petites départementales.
Au carrefour suivant, les poteaux indicateurs nous indiquent que La Romieu se trouve à 18 km à l’Ouest et Condom à 20 km au Sud. Autant aller directement à Condom en sautant La Romieu. Nous gagnons en plus une journée de marche.
En file indienne, nous marchons sagement à gauche de cette petite route peu fréquentée. Les rares voitures, qui nous arrivent en face, nous obligent quand même à nous arrêter pour mieux nous enfoncer sur le bas-côté. De temps à autre, un léger crachin nous arrive dessus. Notre moral n’en souffre pas trop même si nous pique-niquons debout faute de pouvoir s’asseoir quelque part. Nous sommes dans un pays de foie gras, cela se voit aux élevages en plein air que nous apercevons tous les kilomètres.
Le gîte équestre de Condom nous attend. Nous faisons halte 2 km avant pour nous désaltérer d’un Perrier après une longue montée. Nous arrivons à 14 h 30 devant une belle chartreuse qui a perdu son faste des années passées. Les propriétaires habitent une aile des communs, nous habitons l’autre, la partie centrale avec ses belles portes-fenêtres qui donnent sur une terrasse à balustres semble inoccupée. Nous dînons en famille avec les propriétaires et leurs trois enfants. Excellent repas.

Vendredi 12 mai : Condom - Seviac 21 km
Départ à 8 h. Il fait beau. Nous traversons Condom qui prépare son festival de bandas. Quelque deux cents bandas, qui sont des fanfares locales, devraient jouer pendant tout le week-end et concourir pour des prix. Les stands de cette manifestation se montent justement sur la place devant la cathédrale. Le chef de chantier nous accorde quelques minutes pour admirer le clocher et le porche très abîmé avant que les ouvriers prennent leur travail.
Nous quittons la ville en empruntant des petites rues anciennes qui descendent vers la Baïse. Tout cela ressemble à Saintes, en plus petit. Déjà quelques pèlerins attablés aux terrasses des cafés pour leur petit-déjeuner nous encouragent du geste et de la voix.
Notre chemin est bon, nous engageons la conversation avec quatre anciens militaires à la retraite qui marchent pendant quelques jours vers Saint-Jacques. Tout va pour le mieux quand, première alerte, le chemin se transforme en bourbier sur toute sa largeur. Nous nous crottons jusqu’aux chevilles. Ici encore les bâtons nous évitent le pire.
Larressingle est en vue. La « Carcassonne du Gers » comme disent les gens d’ici. Les Gascons exagèrent toujours un peu ! Larressingle est une toute petite place forte qui faisait partie d’une ligne de défense face aux positions anglaises de Guyenne pendant la guerre de Cent ans. Elle a échappé à toutes les destructions, son système de défense est intact. La visite est rapide mais intéressante.
A peine sommes-nous attablés devant l’inévitable Perrier que nous voyons arriver Iseut, fraîche et souriante, laissée à Montcuq il y a une semaine. Quelle surprise de se retrouver ici ! Les embrassades terminées, nous décidons de poursuivre ensemble. On nous informe que le pont d’Artigues que nous devions emprunter est sous l’eau. L’Osse, affluent de la Baïse, a largement débordé à la suite des pluies de ces derniers jours. Je suis déçu. Ce pont était le début de la via publica Sancti Jacobi qui allait jusqu’aux Pyrénées. Il avait tant d’importance qu’il a appartenu un temps à l’évêché de Saint-Jacques-de-Compostelle qui le céda à l’ordre militaire de Saint-Jean-de-l’Epée. Combien de pèlerins avant nous ont traversé ce pont ? C’est une question qui nous viendra souvent à l’esprit. Les ouvrages savants parlent de millions de personnes. Peut-être. Cette communion avec nos ancêtres pèlerins nous échappe cette fois-ci. Nous allons devoir rester sur le goudron. La croûte de boue rougeâtre qui enrobe la totalité de mes chaussures commence à craqueler laissant apercevoir leur couleur bleue d’origine. L’effet est assez joli, mais cela me dissuade d’aller à nouveau patauger sur le chemin qui mène à Montreal-du-Gers.
Arrivée à Montreal-du-Gers à 14 h. Nos pieds sont fatigués. Une belle place carrée à arcades et son café campagnard nous accueille. Que les gorgées d’eau sont bonnes ! Un régal. Un orage passe et nous repartons pour Seviac, un site gallo-romain distant de quelques kilomètres.
Seviac se trouve sur une colline. Les fouilles ont mis à jour des mosaïques qui représentent des personnages, des animaux, des fleurs, des dessins géométriques, la mer, tout cela de toute beauté. Le gîte se trouve au milieu du site archéologique. Nous marchons sur certaines mosaïques pour nous rendre aux toilettes et à la cuisine.
Didier, un pèlerin belge, nous invite à partager la recette qu’il a mitonnée : spaghettis, six œufs, fromage râpé, petits lardons. Un bon reconstituant, je vous assure.

Samedi 13 mai : Seviac - Eauze 16 km
Départ à 7 h 30, il fait un temps splendide. Marie-Thérèse et moi, nous nous faisons photographier en toges par Iseut à la sortie du site. Il suffit de passer derrière un décor, mettre sa tête dans un trou et vous voilà habillé de pied en cap. Nous avons beaucoup de succès.
Nous parcourons quelques kilomètres, je me trompe d’embranchement et nous nous égarons quelque peu. Au sommet d’une colline nous avons la surprise de découvrir très loin au Sud la barre rose des Pyrénées éclairée par le soleil levant. Après le Plomb du Cantal sur l’Aubrac, c’est une marque importante de notre progression que nous saluons par quelques gorgées d’eau fraîche. Notre chemin retrouvé, nous parcourons une campagne paisible, de la vigne, des vallons boisés, de belles propriétés à l’ombre de cèdres centenaires, ainsi que la tour de défense du château de Lamothe, vestige de la guerre de Cent ans.
Les 10 derniers kilomètres s’effectuent sur une ancienne voie de chemin de fer désaffectée à l’ombre de grands acacias. A midi nous téléphonons aux Moisand qui marient leur fils, Alexis, aujourd’hui. Alors qu’ils sabrent le champagne, nous sommes, sans regret, à l’eau claire de nos gourdes.
Le clocher de Saint-Luperc apparaît enfin, il est 13 h 30. Nous sommes les premiers au gîte. On nous informe cependant qu’un groupe important a réservé. Il n’y a plus de place. Ces dames de l’Office du tourisme font du surbooking. Déception, palabre, on nous trouve finalement trois chambres à l’hôtel Armagnac pour la modique somme de 60 francs !
Nous rendons visite au pharmacien de la ville qui est ami d’enfance de Françoise Moisand. Il se propose de nous amener dîner dans une auberge de campagne. Nous refusons, étant dans l’incapacité de nous coucher tard pour repartir le lendemain aux aurores. Un Perrier fera très bien l’affaire dans un café jouxtant la maison de Jeanne d’Albret, face à la cathédrale.
Dans la cathédrale justement nous rencontrons un vieux monsieur, ancien officier de marine, qui se fera un plaisir de nous détailler toutes les particularités de la construction de Saint-Luperc.
Un car entier de cultivateurs gersois du troisième age arrive pour dîner à l’hôtel. Les brouhahas, les chants et les rires, jusqu’à fort tard dans la nuit, nous empêchent de dormir. Nous aurions mieux fait d’accepter l’invitation du pharmacien d’Eauze

De Eauze à Saint-Jean-Pied-de-Port

Dimanche 14 mai : Eauze - Nogaro 20 km
Nous quittons Eauze, l’ancienne Elusa capitale de la province romaine de Novempopulanie. Il est 8 h, il fait beau. Notre hôtel dort. Nous allons prendre notre petit-déjeuner au gîte. Nous apprenons que le groupe qui avait réservé tant de places n’est pas venu sans prévenir ! Difficile de gérer un gîte dans ces conditions.
Le chemin serpente à travers les vignes, facile, agréable à suivre. Nous sommes à 10 h à Manciet au kilomètre 9 pour y prendre un Perrier au milieu de l’équipe locale de football qui, elle, serait plutôt au Pastis. Nous nous arrêtons suivre un bout de messe dans l’église du village. Une petite loge vitrée donnant sur la rue permet de suivre la messe sans entrer dans l’église et gêner les fidèles. A quatre, nous y sommes un peu serrés.
A midi, nous nous arrêtons à côté d’une maison isolée pour pique niquer. Une dame vient gentiment nous inviter à prendre le café chez elle. Elle habite là avec son mari nouveau retraité. D’origine nantaise, ils ont préféré se retirer en Gascogne. Nous leur promettons une prière à saint Jacques. Je photographie un magnifique disque de pierre frappé de la croix de malte à un carrefour de chemins.
Nogaro s’annonce par des clameurs, ce n’est pas une course automobile, mais le championnat de France Junior de Rugby. Aire-sur-Adour contre, je crois bien, Langon. Les équipes du Sud-Ouest sont à l’honneur ! Notre gîte se trouve à côté du stade. J’assiste à la deuxième mi-temps debout sur un banc pour apercevoir quelque chose. Le jeu est très correct compte tenu de l’enjeu. L’arbitre, qui se veut pédagogue sans doute, réprime toutes les tentatives de brutalité ou d’antijeu.

Lundi 15 mai : Nogaro - Aire-sur-Adour 28 km
Nous quittons Nogaro à 7 h 15, nous avons une longue étape aujourd’hui. En traversant le village pour acheter du pain, nous rencontrons le curé du village qui, lui, part pour Rome dans la matinée. Nous avons décidé d’aller au plus court et ne pas trop nous attarder dans les méandres du chemin. Nous passons donc par Arblade-le-Haut pour rejoindre le GR65 au kilomètre 6. Ce faisant, nous ratons la vue sur le circuit automobile et ratons une petite chapelle dans laquelle se sont mariés Gaétan et Françoise Moisand. Il fait gris et brumeux ce matin. Nous avançons vite.
Notre chemin se poursuit au milieu d’un paysage différent, nous quittons les champs de maïs, traversés ces jours derniers, pour des vignes et des bois propices à la chasse à la palombe. Une dizaine de kilomètres plus loin nous surplombons une grande plaine à maïs, celle de l’Adour, au bout de laquelle, invisibles encore, doivent se trouver Barcelonne-du-Gers et Aire-sur-Adour. Les petites routes qui y mènent sont désertes et les bas-côtés praticables pour la marche. Une chienne Labrador qui suivait le tracteur de son maître décide d’attacher ses pas à ceux de Marie-Thérèse. Malgré l’appareil à ultrasons, rien n’y fait, la chienne rabat ses oreilles et persiste. Le patron de la bestiole viendra quelque temps après la rechercher en 2cv. « Ce n’est pas la première fois que cela arrive, je n’ai pas envie d’aller la rechercher à Compostelle » nous dit-il. Nous verrons la 2cv s’éloigner et la tête de la chienne s’encadrer dans la lunette arrière. « Encore raté » doit-elle se dire.
La route se fait longue et monotone, il fait lourd. Barcelonne-du-Gers est atteint à 14 h. Il nous reste 2 km à parcourir le long de la N124.
Un supermarché Champion se profile, nous nous y arrêtons. J’achète une bouteille de Gaillac. Le pont sur l’Adour franchi, nous nous arrêtons à l’Office du Tourisme pour savoir où se trouve le gîte : à l’autre bout de la ville ! Nous y rencontrons une dame déjà vue à Lectoure qui abandonne pour une tendinite au tibia, chaussure montante trop serrée du haut, sans nul doute. Elle en pleure de déconvenue, de douleur aussi. Après une marche que nous estimons harassante tant il fait chaud en ce milieu d’après-midi, nous découvrons un gîte infesté de moustiques mais confortable et propre. Iseut nous cuisine des spaghettis à la Bernoise, succulents. Mon vin, quant à lui, ne vaut rien.
Il y là un jeune garçon, maigre, les traits tirés. C’est un Savoyard qui vient de Lyon à pied. Il nous raconte qu’il lavait les carreaux des immeubles à la corde, c’est-à-dire suspendu à une corde à nœuds, quand il a fait une chute. Le chirurgien qui l’a opéré lui a dit qu’il ne marcherait plus ! Notre rescapé est un « messager ». Il va à Saint-Jacques puis à Fatima apporter la bonne nouvelle à des communautés. Je n’ose lui demander de quelle bonne nouvelle il s’agit à moins qu’il nous la dise de lui-même, ce qui ne sera pas le cas. Nous rencontrerons par la suite à plusieurs reprises des « messagers » de bonnes nouvelles, jamais de mauvaises. Cela vaut mieux ainsi, on sait ce qu’il advient de ces derniers.

Mardi 16 mai : Aire-sur-Adour - Miramont-Sensacq 17 km
Départ à 8 h pour cette courte étape. En ville, nous sommes abordés par l’architecte des monuments historiques qui vient de terminer la restauration de l’église Sainte-Quitterie. C’est un homme jeune, la quarantaine, une tête de gascon, pas très grand. Il voudrait entreprendre le pèlerinage de Saint-Jacques et se renseigne. Ce n’est pas nous qui allons l’en dissuader. Comme les magasins ouvrent, nous faisons quelques courses. Jeanine achète un sac de couchage, j’achète une paire de semelles, pour l’intérieur de mes chaussures, censées absorber les chocs répétés du chemin, Iseut en fait de même.
Nous escaladons la côte qui mène à Sainte-Quitterie. Nous y retrouvons notre architecte en discussion avec un chef de chantier. Malheureusement on ne peut visiter. Cette église, comme toutes celles de la région, a été détruite par Jeanne d’Albret. A tour de rôle durant les guerres de religion, catholiques et protestants ont incendié leurs lieux du culte respectifs, de préférence avec leurs occupants.
Nous longeons une longue retenue d’eau qui ne figure pas sur nos cartes puis c’est à nouveau la morne plaine de l’Adour avec ici des champs d’asperges qui n’en finissent pas. Le ciel est gris, il fait chaud. A midi le paysage change heureusement. Nous avons quitté la Gascogne pour le Béarn et le département du Gers pour celui des Landes. Les bois font leur apparition. Le tracé du chemin a été récemment modifié. Nous passons un peu plus à l’Ouest, à Miramont-Sensacq même, alors que ce n’était pas le cas précédemment.
Le gîte de Miramont est minuscule, nous l’occupons entièrement à nous quatre. Ce patelin possède aussi un petit hôtel qui accueille les pèlerins. Les gamins de l’école maternelle d’à côté piaillent, ils sont gentils. Mes semelles achetées ce matin seraient excellentes si elles étaient un peu plus larges. Je les garde encore un peu. L’orage se déclenche alors que nous nous couchons et qu’il fait encore jour.

Mercredi 17 mai : Miramont-Sensacq - Arzac-Arraziguet 16 km
Départ de notre petit gîte à 8 h. Le temps est gris. Il a plu cette nuit en abondance. Nous arrivons à l’église de Sensacq en même temps que nos quatre militaires rencontrés à la sortie de Condom. Le général qui les accompagne, bien qu’ayant quelque dix ans de plus que moi, marche toujours d’un bon pas, ses cartes d’Etat-Major sous les yeux car, évidemment, c’est lui qui dirige la manœuvre. Nous les prenons en photo devant le porche de cette église romane du XIe siècle à la charpente en carène de bateau et aux fonts baptismaux par immersion. Nous faisons route ensemble jusqu’à Pimbo, bastide anglaise du XIIIe siècle, dont le portail de l’église est curieusement sculpté de pommes de pins et de motifs circulaires qui, disent les experts, pourraient dénoter une origine celtique.
Nous entrons dans le département des Pyrénées-Atlantiques, dernier département avant l’Espagne. Nous ne sommes pas au bout de nos peines, mais nous avançons avec pour preuve la célèbre ferme Lousteau devant laquelle nous passons : « chemin du Roy - COMPOSTELLE 924 km - eau potable » indique son panneau épargné par la vigne vierge.
Arzac-Arraziguet est un patelin avec deux places côte à côte. Un foirail sur lequel se trouve le gîte communal et une place à arcades, commerçante, plus animée. La municipalité offre aux pèlerins la possibilité de dîner dans le gymnase, transformé en cantine pour la circonstance, pour un prix de 45 francs. Cela nous convient parfaitement. Nous nous y retrouvons à une vingtaine.
Il y parmi les convives nos quatre militaires, deux jeunes femmes bon chic bon genre qui héritent du sobriquet de « Parisiennes » bien qu’elles se disent Nantaises, Didier le Belge, déjà rencontré à Seviac. Il y a aussi un vieil Espagnol, qui vient de Saint-Etienne, l’œil bleu et malin, le sourcil épais, il fait rire tout le monde avec ses histoires et ses éclats de voix. Cet homme marche avec deux jeunes gens qui n’en peuvent plus de supporter ses blagues épuisantes. Il finira par monter sur une estrade pour nous faire des tours de prestidigitation : une histoire de marques qui apparaissent et disparaissent sur la lame d’un gros couteau de boucher qu’il a dégoté dans la cuisine.

Jeudi 18 mai : Arzac-Arraziguet - Arthez-du-Bearn 24 km
Départ à 8 h sous une pluie fine qui heureusement ne durera pas. Nous marchons ce matin en compagnie de Didier le Belge. Le chemin est facile : un peu de chemin de terre, beaucoup de petites routes, quelques belles côtes sans gros problème. Nous traversons ainsi le Luy de France avant d’entrer à Louvigny. A Larreule, qui signifie en gascon « la règle », nous visitons les restes très abîmés d’un monastère bénédictin qui fut une étape importante sur le Chemin de Saint-Jacques. La fin du XVIe siècle, avec ses guerres de religion incessantes, a été fatale à tous les monuments du pays. Tout a été détruit, brûlé. A la sortie de Larreule, une vieille dame nous invite à prendre un café chez elle. Est-ce l’orage qui menace ? est-ce que j’estime que nous sommes en retard ? un peu des deux certainement. Sur mon instigation, nous refusons l’invitation. Je me reprocherai ce refus tout le reste de la journée. Nous traversons le Luy de Béarn qui, comme chacun sait, s’unit au Luy de France pour former le Luy qui se jette dans l’Adour. Uzan n’offre pas d’intérêt particulier, hormis une jolie petite église. Le roi d’Angleterre et Alienor d’Aquitaine y auraient fait halte en l’an 1200 et quelque. Nous ne nous y arrêtons cependant pas. Le chemin se poursuit vers Geus d’Arzac, Lacassourette et Pomps où un café buvette est ouvert. Nous en profitons pour faire une bonne halte. Nous sommes au kilomètre 19 et nous marchons en flânant un peu depuis cinq heures. Je m’isole quelques instants dans les cabinets de l’école communale, je constate, avec tendresse presque, que la disposition de ces cabinets à la turque et la nature des graffitis n’ont pas changé d’un pouce en cinquante ans.
Le gîte d’Arthez ne répond pas à nos appels et ne sachant pas s’il reste de la place, bien qu’il existe des hôtels dans cette petite ville, nous décidons de nous adresser à Raoul Costedoat qui tient un gîte privé à Hagetaubin, un lieu-dit en dehors du chemin. On viendra nous chercher en voiture au Poteau de Lannes, reste de l’équipée napoléonienne en Espagne, je suppose. Notre hôte exploite sa ferme et restaure des maisons de pays avec son frère. Il le fait avec un souci constant de respecter les matériaux, les formes, notamment la courbure si particulière du bas des toits béarnais, et les couleurs du pays qui est le sien. Il nous fait visiter une de ses réalisations, très belle maison du XVIIIe siècle, dont les parquets, faits de larges planches rabotées, sont magnifiques.
Le soir à table nous parlons de l’agriculture du pays, la marche à pied favorise cette expertise-là, nous lui demandons pourquoi coupe-t-on les cornes des vaches un peu plus ici qu’ailleurs. Sa réponse ne nous surprend pas, les mangeoires actuelles sont trop étroites pour que les cornes des vaches puissent passer, alors on coupe, on scie plutôt. Cela dit, une vache de ses voisins à laquelle on avait fait subir ce sort en est morte de chagrin. Alors ? On avait raison de chanter jadis « Elle a du sentiment ma vache ! Elle a du sentiment ! ». Marie-Thérèse, qui a une affection particulière pour cet animal, a presque les larmes aux yeux.

Vendredi 19 mai : Arthez-du-Bearn - Abbaye de Sauvelade 17 km
Départ ce matin à 8 h après un excellent petit-déjeuner. Temps moyen, orageux comme les jours précédents. Il ne pleut pas, c’est l’essentiel. Notre hôte nous conduit en voiture à Arthez en passant par la commanderie de Caubin fondée par les Hospitaliers de Saint-Jean. L’église n’a plus rien de remarquable, par contre subsiste à l’intérieur le gisant de toute beauté d’un hospitalier avec sa cotte de maille finement travaillée, son bouclier et son épée, à ses pieds un lion. Il s’agit d’Arnaud-Guilhem d’Andoins tué en 1301 au combat comme l’indique la position de son épée couchée entre ses jambes. Nous arrivons peu après sur la place centrale d’Arthez, alors que nous sortons de voiture arrivent nos deux Parisiennes. Que devons-nous entendre ! : « Bravo ! c’est ainsi que vous allez à Saint-Jacques ? Honte ! ». Les explications sont inutiles, on s’embrasse quand-même. Elles nous apprennent que le gîte est d’une saleté repoussante. Nous avons donc bien fait d’éviter cet endroit.
Les provisions du jour achetées, nous prenons la direction du Sud-Ouest un peu au jugé car les balises du chemin ont disparu. Alors que nous sortons de la ville, qui se trouve sur une hauteur qui surplombe le Gave de Pau, nous apercevons au loin dans la brume les torchères de Lacq. Le gisement de gaz s’épuise, dit-on. Un chevreuil, qui s’est fait bousculer pendant la nuit par une voiture, gît sur le bas-côté. Personne ne semble le remarquer comme si la chose était naturelle. Nous passons nous aussi sans trop nous arrêter. Notre chemin descend en lacets à travers la forêt vers le Gave de Pau que nous traversons. Son eau verte est transparente, le courant est puissant. L’autoroute Pau-Bayonne est franchie de la même manière et nous arrivons à Maslacq que nous traversons sans nous arrêter. Nous longeons ensuite le Gave pour monter au sanctuaire de Muret dédié à la Vierge Marie. Construit autour de l’an mil, il a joué un rôle important pendant cinq à six cents ans. Il n’en reste plus rien sinon un lieu un peu étrange en plein ciel avec quelques tumulus alors qu’en bas, toutes proches, se trouvent les installations de Lacq. On dirait que le monde moderne, avec ses cheminées immenses crachant on ne sait trop quoi, ses torchères, ses lignes électriques, ses barres géométriques de soufre d’un jaune or, s’est arrêté juste au pied de ce sanctuaire, pour le respecter ? peut-être ! quoique j’en doute un peu. Si à Moissac je plaisantais avec les lieux que j’appelle magiques, j’ai l’impression que tel n’est pas le cas ici. Comme devant la tour-porche de Saint-Benoît-sur-Loire, je m’y sens extrêmement bien. Cela me vient comme cela, d’un seul coup, comme par enchantement !
L’abbaye de Sauvelade n’est plus très loin, le paysage change, les montées se font plus rudes, on se croirait en Suisse avec son habitat dispersé aux couleurs gaies. Iseut confirme d’un mouvement de tête. Nous devons traverser la profonde vallée du Laà puis descendre en forêt et l’abbaye de Sauvelade nous apparaît dans sa beauté et sa simplicité champêtre.
De cette abbaye, édifiée en 1128, il ne reste que l’église aux magnifiques toits en cascade, bâtie sur un plan Byzantin. La croisée du transept en coupole est surmontée d’un toit conique en ardoise. A l’intérieur, une belle lumière baigne les murs de grés bleus. D’abord dédiée à Notre-Dame, cette abbaye a pris le nom de Saint-Jacques avant 1286, disent les chroniques.
Nous sommes les quatre seuls pèlerins du gîte, nous nous y installons à l’aise. Mon téléphone portable ne fonctionne plus dès que le relief s’accentue. Je suis donc obligé de tester aux alentours quelques hauteurs pour communiquer avec Julien et Clément. Nous dînons de pâtes au jambon. Un jeune gars, William, arrive, fait quelques mouvements de Yoga sur le perron avec une souplesse et une décontraction qui me laisse pantois, moi qui suis particulièrement raide. Nous l’invitons à venir partager notre plat unique. Il n’avait, semble-t-il, qu’un quignon de pain pour tout repas.

Samedi 20 mai : Abbaye de Sauvelade - Navarrenx 13 km
Départ de l’abbaye de Sauvelade à 8 h 15. Le soleil est éclatant. La petite route que nous suivons serpente entre quelques belles fermes et se montre de plus en plus accidentée. Au sommet d’une colline nous découvrons les Pyrénées dans toute leur splendeur. Depuis Seviac, il y a une semaine, nous avions un peu oublié son existence. Les sommets sont encore lourds de neige, d’un blanc rendu crémeux par la lumière dorée du soleil matinal. Plus nous marchons et plus ces montagnes nous semblent plus écrasantes. Dieu merci, ce ne sont pas elles que nous allons devoir escalader, le col Roncevaux est encore à 100 km plus au Sud, peut-être moins à vol d’oiseau. Je repère quelques belles propriétés dont les fenêtres, grandes ouvertes en cette journée de printemps, donnent toutes sur la montagne. Ce doit être un régal d’habiter là.
Notre chemin oblique vers le Sud-Ouest sur un chemin de crête avant de descendre dans la forêt de Meritein qui précède l’arrivée à Navarrenx sur le gave d’Oloron.
Cette bourgade de mille habitants a beaucoup de caractère. Ses remparts, édifiés sur les plans de l’Italien Fabricio Siciliano, au XVIe siècle, ressemblent à s’y méprendre à ceux de Vauban et pourtant ils leur sont bien antérieurs.
Le curé de Navarrenx est un personnage connu de tous les pèlerins, sa cure est envahie journellement. Nous y arrivons à 11 h, il n’y a encore personne, aussi allons nous faire un tour dans la rue principale puis nous faisons halte au café de la place. La patronne de ce café, très maternelle avec nous, nous invite dans le gîte municipal dont elle détient les clefs. Tout cela se tient dans un mouchoir de poche. Nous la suivons dans un bâtiment restauré au centre duquel se trouve une belle cour pavée avec les galets du Gave. L’endroit nous plait, nous nous installons donc tous les quatre dans une chambre au deuxième étage.
L’après-midi se passe à visiter les remparts. Je passe un bon moment à admirer le soleil jouer de ses reflets sur l’eau verte et écumante du Gave d’Oloron. Gave qui sert de frontière entre Béarn et Navarre.
La tradition veut que les pèlerins se retrouvent le soir au presbytère pour boire un verre offert par le curé. Mais d’abord, il y a un moment de prière à respecter. Nous sommes reçus à l’église par sœur Maïté, que nous baptisons « sœur sourire », avec qui la vingtaine de pèlerins que nous sommes, allons chanter et prier pendant une demi-heure. Puis nous retrouvons le curé chez lui. Il a débouché quelques bouteilles de Jurançon. Ce brave curé est un homme du pays, accueillant, petit, jovial, se faisant volontiers photographier avec les pèlerins, attentifs aux paroles des autres.
Nous le quittons pour aller dîner avant à la messe du samedi soir. Pour cinquante francs, le restaurant qui nous accueille sert de la soupe au lard, du jambon cru du pays, du confit de canard, des pommes de terre frites, du fromage de brebis local, un dessert et du vin, le tout servi à volonté ! Nous arrivons à la messe l’estomac un peu chargé.

Dimanche 21 mai : Navarrenx - Aroue 20 km
Il est 7 h 30, nous quittons Navarrenx par la porte Saint-Antoine pour entrer en Navarre, vaste province tant en France qu’en Espagne. Nous quitterons la Navarre espagnole après Pampelune. Il fait beau temps quand nous traversons le pont sur le Gave d’Oloron. Quand on pense aux difficultés que rencontraient les pèlerins de jadis obligés de passer ce fleuve à gué ou en barque s’ils en avaient les moyens ! Le ciel se charge petit à petit de nuages. Un paysan nous avait dit la veille : « Quand on entend les tracteurs à l’Est, même si les Pyrénées sont claires, il va pleuvoir ». Cela semble se vérifier.
Notre route est jalonnée de calvaires, à Castetnau-Camblong, là où les pèlerins passaient à gué, il y en a trois ! Nous nous engageons dans la forêt touffue pour 6 km puis le goudron nous reprend. Le terrain est peu accentué, nous avançons vite. Nous passons au pied du château de Mongaston, demeure du XIIIe siècle, que les descendants actuels des bâtisseurs ont sauvé de la démolition. A onze heures, nous traversons le Saison, rivière aussi verte que le Gave d’Oloron, qui marque la frontière avec le pays basque. Il nous reste 4 km à parcourir avant Aroue. A ce moment, nous devons traverser un champ d’herbes folles dont on ne perçoit pas la sortie. En suivant quelques traces nous aboutissons dans le jardin d’un particulier qui nous rassure, nous ne nous sommes pas égarés. Ce brave homme nous invite à prendre un verre de cidre puisque nous sommes dimanche. Il nous raconte mi-sérieux, mi-plaisantin que sa maison, une ferme au XVIIe siècle, avait été bâtie pour que les navarrais puissent espionner les basques, d’où le nom de « Bellabua » ou « Bellevue » qu’elle porte. Chacun sait que les points de friction sont toujours aussi présents entre ces deux peuples. Nous sommes dans la Soule, l’une des trois provinces basques en France.
Nous arrivons à midi à Aroue. Le gîte est une simple grange sommairement aménagée. Il n’y a pas assez de place pour nous, nous dénichons alors un hôtel à Charrite-le-bas, à proximité de là. L’hôtelier tient absolument à venir nous chercher en voiture car son établissement n’est pas sur le chemin. En l’attendant, arrive Emeric, un jeune gars de bonne famille à n’en pas douter. Je vois le regard de Marie-Thérèse se poser avec insistance le col de sa chemise passablement élimée et l’épaule décousue. Je sens qu’elle va lui proposer de la lui recoudre. Je comprends au récit qu’il nous fait de son pèlerinage qu’il n’est pas très en fond. Cela nous conforte dans l’idée d’aller à l’hôtel, il pourra dormir ici si besoin. Je crois que c’est la première fois que nous parcourons 20 km dans la matinée.
Nous dînons donc à l’hôtel des Chênes en compagnie de deux Grenoblois, l’un était pédiatre et l’autre militaire, deux frères à la retraite. Je les avais déjà aperçus marchant peu avant Navarrenx. J’avais été frappé par leur marche rapide et par le fait qu’ils portaient l’un et l’autre des chaussures de toiles bon marché alors que leurs chaussures de marche étaient accrochées à leur sac. Ils nous racontent leurs déboires : ce sont des marcheurs de montagne, la marche en plaine, par son rythme et par je ne sais plus quoi, ne leur convient pas, ils ont les pieds couverts d’ampoules. J’apprécie peu le terme de « plaine » qu’ils emploient pour qualifier notre chemin, les grimpettes d’ici me suffisent et je n’ai pas l’impression d’être en Beauce. Solidarité médicale oblige, Marie-Thérèse leur dévoile notre botte secrète, si j’ose dire s’agissant des pieds : crème Nok, en massage tous les matins et chaussettes de marque « La double ». Nous n’avons pas une ampoule, pas le plus petit échauffement avec cette formule, depuis Le-Puy-en-Velay. Des pieds de nourrisson dit, en connaisseur, le pédiatre. Nos deux frères prennent bonne note de notre recette, ce sera pour une prochaine fois car aujourd’hui leur pèlerinage me semble compromis. Nous ne les verrons effectivement plus.

Lundi 22 mai : Aroue - Ostabat 20 km
On nous ramène en voiture à Aroue. Il est 8 h, le temps est beau. Les premiers kilomètres sont effectués sur la route pour éviter un ruisseau qui aurait débordé. Nous retrouvons le GR65 à l’église d’Olhaïby, petite église basque, aux murs aveuglants de blancheur sous un toit d’ardoises tout en hauteur. Nous retrouvons nos Parisiennes qui arrivent à notre rencontre. « Où allez-vous ? nous disent-elles, vous revenez au Puy ? » « Mais non, belles dames ! regardez la position du soleil, vous l’avez dans les yeux ». Rires, embrassades, nous repartons ensemble dans la bonne direction. Chaque pèlerin sait que le Chemin de Saint-Jacques suit la course du soleil et des étoiles. Il a le soleil dans le dos le matin au point d’attraper des coups de soleil derrière les genoux et sur les mollets, le soir c’est le contraire, et s’il lui prend l’envie de marcher la nuit, la Voie Lactée lui indique la bonne direction. Ces repères simples ont certainement facilité le parcours de nos ancêtres pèlerins.
Le GR65 passe à la croix de Gibraltar, point de rencontre des chemins de Tours, de Vézelay et du Puy. Le GR fait ainsi un détour à l’Ouest avant d’atteindre Harambels. Un chemin, non balisé celui-là, coupe directement vers Harembels par une petite route qui traverse Uhart-Mixe puis par un chemin de transhumance.
Nous sommes une dizaine à choisir la voie la plus courte, nos Parisiennes, qui doutent maintenant de leur capacité à s’orienter, ne nous lâchent plus d’une semelle. Ce sont heureusement des compagnes de route très agréables. Un café nous accueille à Uhart-Mixe pour un pique-nique arrosé de limonade. Depuis quelque temps, nous avons abandonné le Perrier pour de la limonade, moins chère et plus tonique. Notre chemin de transhumance est un peu raide, alors que je suis à la peine dans le soleil, je croise un cultivateur conduisant un petit tracteur de montagne. Je m’entends dire dans le dos : « Vous n’avez vraiment pas autre chose à faire ? ». No comment ! Cela me glisse dessus comme sur les plumes d’un canard. Je pense tout de même avoir une dégaine de forçat pour m’attirer ce genre de réflexion.
Harasses ou Harambeltz est un hameau au milieu duquel se trouve une chapelle du XIIe siècle dédiée à saint Nicolas, patron des voyageurs. Sous le porche, son portail roman avec chrisme, croix de malte et une étoile à cinq branches est de toute beauté. Une fois de plus une chaîne en barre l’accès. Nous sommes condamnés à essayer d’apercevoir une vague statue de Saint-Jacques ou de Saint-Nicolas à travers les fentes du bois.
Alors que nous apercevons Ostabat, je rate la bifurcation à droite imposée par le guide. Marie-Thérèse nous rappelle à l’ordre, Jeanine et moi, alors que nous marchions devant. Nous avons dépassé notre quotta d’infidélité au chemin pour la journée sans doute ! Nous nous engageons alors dans un chemin creux cerné de taillis qui pourrait être charmant si le fond n’était pas le lit d’un ruisseau et s’il n’était pas tapissé de bouses de vache. Quelques pierres dépassent heureusement, nous adoptons le style kangourou.
Nous arrivons devant la maison Ospitalia, notre gîte situé dans la partie basse de la ville. Ancien prieuré et hôpital Saint-Antoine, il fut fréquenté par les pèlerins. Notre arrivée comble les derniers vides. La partie haute de la ville est moins rustique. Il y a quelques belles maisons anciennes et deux cafés. Je trouve jolie la coutume qui veut que la date de construction de la maison soit gravée sur le linteau de la porte au milieu de motifs basques. Marie-Thérèse s’est mise en tête de faire dîner tout le gîte dans un café. Nous sommes seize à y aller. Nous serons obligés de nous séparer, chaque café se disant incapable de recevoir autant de monde.
J’ai pour voisine une Hollandaise sans âge qui marche seule depuis son pays si j’ai bien compris. Peu bavarde, elle se répand en sourires, nous les lui rendons. Nos Parisiennes changent de dortoir, elles ont repéré, disent-elles, deux beaux marcheurs. Nous leur souhaitons bonne chance.

Mardi 23 mai : Ostabat - Saint-Jean-Pied-de-Port 20 km
Ce matin, le responsable du gîte, un brave paysan dont la ferme jouxte l’endroit, vient nous apporter des œufs frais et nous serrer la main avant notre départ. Il arrive comme chez lui dans notre dortoir alors qu’Iseut achève de s’habiller. Sa tête est enfouie dans son pull alors qu’elle ajuste son soutien-gorge. Elle ne peut évidemment voir la main qui lui est tendue et notre homme attend placidement qu’Iseut ait fini. La chambrée regarde au plafond pour ne pas pouffer de rire. Au bout d’un long moment, Iseut émerge et avec un charmant sourire et lui serre la main, elle ne s’est rendu compte de rien ou plus vraisemblablement a fait semblant.
Nous partons à 8 h sous un beau soleil. Notre chemin se contentera de longer à quelques distances la route qui va de Ostabat à Saint-Jean-le-Vieux, soit à droite, soit à gauche, soit en dessus, soit en dessous. Autour de nous les collines vertes ont pris de l’ampleur.
Alors que nous approchons d’une ferme, un troupeau de moutons débouche sur le chemin et commence à s’éloigner. Un chien berger l’accompagne. Très vite je m’aperçois que quelque chose ne va pas, le chien fébrile court à l’avant du troupeau, revient en arrière jusqu’à l’entrée de la ferme, aboie comme pour appeler, tend l’oreille, attend, rien ne se passe et la tension monte. Nous continuons d’avancer interrogatifs. Quelques cris de la fermière se font entendre au fond de la bergerie et nous voyons déboucher, à toute allure, quatre ou cinq brebis retardataires. Jappements de joie du chien, quelques coups de crocs savamment dosés dans le gigot les font rapidement réintégrer leurs congénères. Tout rentre dans l’ordre, le chien consent alors à venir nous flairer les mollets, le travail accompli. Je me demande encore comment a-t-il fait pour savoir qu’il lui manquait quelques brebis dans ce troupeau ? Toujours les mêmes, sans doute ! comme chez les humains ! Cette performance nous ravit vraiment, nous avons acquis des goûts simples. Aussi Marie-Thérèse s’arrête-t-elle dans une ferme acheter du fromage de brebis.
Nous apercevons au loin les toits du château d’Harispè et, plus ancien et aussi plus harmonieux, celui d’Apat que nous longeons. C’est une grosse bâtisse carrée du XVIIIe siècle, flanquée d’une tourelle à chaque coin. Ce château est d’ailleurs habité.
A Saint-Jean-le-Vieux, nous y avons chaud, ici on ne sert la limonade qu’au verre et non à la bouteille, c’est plus rentable. Saint-Jean-Pied-de-Port est maintenant proche. Nous longeons la Nive avant d’arriver au pied de la citadelle de Vauban. Une brève et raide montée nous conduit au sommet de la vieille ville encerclée de remparts. Nous avons réservé quatre places à l’Hospitalité « les Donats », gîte tenu par Sylviane, un professeur de sport à l’Education Nationale, brave femme, un peu lunatique voir intéressée et qui a ses têtes. Nous allons y passer deux jours, nous avons décrété que demain serait un jour de repos.
« Chez Dédé » près de la porte de France on nous sert un bon déjeuner pour un prix dérisoire. Nous passons l’après-midi à faire quelques achats : il faut remplacer les chaussettes fatiguées mais pas trouées, trouver une chevillière sur les conseils d’Iseut qui s’avérera un bon achat, remplacer les semelles intérieures, reconstituer son stock de Sportenine car l’Espagne ne connaît pas ce médicament ou alors sous un autre nom. On trouvera en Espagne des pilules homéopathiques d’Arnica qui feront aussi bien l’affaire.
Je vais chez le coiffeur et c’est une jeune femme enceinte jusqu’aux dents qui s’occupe de moi. La pauvre a bien du mal pour atteindre mon crâne tant son ventre la tient éloignée de moi. Je lui donne un pourboire royal, « pour les jumeaux » lui dis-je « mais non !» me répond-elle un peu piquée tout en empochant le pourboire. Ma sortie était un peu trop familière, j’en conviens. Je m’en excuse auprès d’elle sans ramener sur ses lèvres le sourire qui ne l’avait pas quitté jusque-là. Le soir venu nous visitons Notre-Dame-du-Bout-du-Pont. Il n’y a pas d’office religieux. Je me contente de faire brûler un cierge à Notre-Dame. Nous ne sommes pas encore sortis de l’église que le bedeau éteint tous les cierges et les emmène avec lui. Il me dit qu’il ferme l’église et que par mesure de sécurité, il doit enlever tout ce qui brûle. J’apprends ainsi qu’il vaut mieux mettre un cierge le matin que le soir !
Mon frère François et Odile viendront nous rendre visite demain. C’est une agréable surprise. Je soupçonne la famille de l’envoyer constater, de visu, que nous sommes toujours entiers.

Mercredi 24 mai : Saint-Jean-Pied-de-Port jour de repos.
Grasse matinée ce matin, je traîne ensuite un peu pour admirer les portails et les linteaux de la rue principale du vieux Saint-Jean. Je repère en bas de la rue un artisan, M. Ruitz, qui fabrique des fauteuils dont le bois blond, poirier ou merisier, est de première qualité, de plus ce bois se marie très bien avec le cannage ou le paillage. Je prends son adresse à tout hasard. Je retrouve William, rencontré à Sauvelade. Il attend un ami qui arrive en train de Paris pour poursuivre sa route.
Avec Marie-Thérèse, nous nous rendons au local des Amis de Saint-Jacques qui se situe en face de notre logement. Très bon accueil de ces volontaires qui nous fournissent la liste des gîtes espagnols. Nous parlons longuement de la traversée des Pyrénées qui, sans nous angoisser outre mesure, nous inquiète un peu car il s’agit après tout de la première grande difficulté du chemin, la seconde se situant à l’arrivée en Galice. Il y a deux chemins pour se rendre à Roncevaux et non trois ou quatre comme on le dit parfois. Par mauvais temps bien établi ou enneigement, mieux vaut suivre la route de Valcarlos puis de Roncevaux. Ce n’est en aucune manière déshonorant d’emprunter cette route dans la vallée comme certains le prétendent sans dire pourquoi. Des célébrités sont passées par là : le curé Laffi dont on reparlera, Nompar II de Caumont, en 1417, Seigneur de Caumont-sur-Garonne en Agenais, biens d’autres encore. Par beaux temps, la route Napoléon est une merveille, chemin des crêtes, chemin qui remonte à l’antiquité, chemin de l’étain. Les Romains sont passés par là, Charlemagne et l’artillerie de Soult aussi. Par temps incertain, le hameau de Honto, sur la route Napoléon, offre à mi-pente un excellent gîte comme solution d’attente. Il faut en effet un minimum de visibilité pour, après Honto, prendre le chemin de droite peu après le carrefour de la Vierge d’Orisson puis, une fois en Espagne, apercevoir le pylône TV qui signale l’endroit où il faut prendre à droite et plonger sur Roncevaux, Roncesvalles, devrais-je écrire. Tous les autres aléas sont couverts par des miracles permanents à en croire les récits des pèlerins. Il suffit d’invoquer saint Jacques ! Un peu de foi que diable !
François et Odile s’annoncent en milieu d’après-midi. Nous nous promenons en ville avec eux. François nous régale dans un restaurant sur les bords de la Nive à deux pas de Notre-Dame. Iseut nous accompagne. Nous nous couchons tôt ce soir, demain sera une grande journée. Celle de notre passage des Pyrénées.