mardi 23 décembre 2008

De Saint-Jean-Pied-de-Port à Punta la Reina


Jeudi 25 mai : Saint-Jean-Pied-de-Port - Honto 6 km

Départ à 8 h, le temps s’est dégradé durant la nuit. Médiocre est la visibilité et le plafond nuageux est bas. Nous verrons bien comment les choses vont tourner. Nous avions prévu de nous arrêter à Honto pour le cas où la pluie ou le brouillard seraient au rendez-vous. Eh bien ! nous confirmons notre arrêt dans ce hameau d’autant plus que la météo n’est pas franchement mauvaise. Honto est à mi-dénivelé, ou à mi-pente, entre Saint-Jean et Roncevaux, mais se trouve à peine au quart de la distance. La route est raide, voir très raide, pendant les 10 premiers kilomètres, « si roide que c’est merveille » disait Eymeri Picaud qui ne venait d’ailleurs pas de Saint-Jean mais de Saint-Michel, puis cela se calme pendant les 13 suivants, enfin elle descend à pic sur les 5 derniers kilomètres. On voit donc que le choix de Honto n’est pas innocent, il permet de doser son effort et d’arriver à Roncevaux en bon état. Même si nous sommes, ou devrions être, aguerris, même si Jeanine grimpe naturellement comme une chèvre, même si Iseut et Marie-Thérèse sont natives de pays montagneux, moi, je ne suis pas du tout montagnard, il s’agit d’assurer la sécurité lors de ce passage réputé difficile. En route donc pour franchir les premiers 5 à 600 m de dénivelé et il pleut !
Nous passons devant l’église de Notre-Dame-du-Bout-du-Pont. Je m’arrête pour y faire mettre un cierge qui aura peut-être une chance de brûler entièrement puisqu’il est 8 h du matin. Nous traversons la Nive et sortons de la ville neuve par la porte d’Espagne. La route Napoléon débute par une légère montée et puis cela s’accentue, cela descend même parfois pour reprendre l’ascension de plus belle. Notre journée de repos nous a été profitable, nous gravissons les 6 km en 1 h 30. Le gîte de Honto est neuf, superbement équipé, il appartient à des fermiers qui tiennent aussi un gîte rural. D’ici nous distinguons de temps à autre, tout en bas dans la vallée, le village de Saint-Michel par où les pèlerins passaient jadis. Au-dessus de nous la montagne, qu’il nous faudra gravir, nous semble maintenant beaucoup moins terrifiante que la veille. Devant le gîte, la pente est d’au moins quarante-cinq degrés. C’est à peine si nous pouvons nous y tenir debout. L’eau ruisselle sur le goudron en nappe épaisse. Il est à peine dix heures, nous pourrions continuer à grimper, mais le plafond des nuages est juste au-dessus de nos têtes. Sans visibilité, je me refuse d’effectuer les 22 km qui nous séparent de Roncevaux. La météo annonce une éclaircie pour le lendemain. Nous nous installons donc pour la journée à Honto.
A midi, la fermière vient nous apporter un jambon fumé de sa fabrication. Fameux ! Il n’y a pas de vin, c’est dommage. Nous voyons redescendre quelques pèlerins qui n’ont pas pu passer et qui préfèrent revenir à Saint-Jean. Parmi ceux-ci l’ami de William, en chaussure de ville, veston, un sac boudin passé comme un sac à dos. Le pauvre glisse lamentablement sur cette route trempée. A l’inverse nous voyons monter trois joyeux grands-pères à vélo de course. Ils s’arrêtent devant le gîte et font des mouvements de Taï Chi Chuan. Je les regarde faire estomaqué. Je cours chercher mon appareil photo, malheureusement ils sont repartis quand je reviens. Marie-Thérèse m’assure qu’ils ont continué à grimper. Je me refuse à croire que l’on puisse démarrer à vélo dans une pente pareille. Un jeune couple vient occuper les deux derniers lits de notre chambre. Ce sont Michel et Nathalie qui habitent le Sud-Ouest et qui pensent marcher jusqu’à la sortie de la Navarre. Nous sympathisons vite et leur donnons toutes nos recettes : pour les pieds, le linge, le sac de couchage, etc.
Au dîner, nous sommes une tablée de trente personnes, des pèlerins pour moitié, des ruraux touristes pour l’autre moitié. Je ne sais qui a le meilleur appétit ! J’ai noté un rôti de chevreau aux champignons, extraordinaire de tendresse et de goût. Le ciel est complètement dégagé quand nous allons nous coucher.

Vendredi 26 mai : Honto - Roncesvalles 22 km
Départ de Honto à 7 h 45 sous un soleil magnifique. Je l’avais bien dit !, il suffit d’invoquer saint Jacques ! Pour autant mon saint patron ne fait rien pour aplanir les montagnes. Nous gravissons les derniers kilomètres très raides avant d’atteindre la ligne de crête. Là-haut un vent violent nous accueille, parfois il nous déporte, parfois nous l’avons de face. Iseut en perd son bonnet qui s’envole au milieu d’un troupeau de brebis, le bouc, pas content la dissuade d’aller le rechercher. Nous sommes accompagnés de quelques vaches qui vont pâturer dans les hauteurs. Celles-ci, très indisciplinées, s’échappent dans les combes herbeuses. Les brefs appels du vacher tentent de les regrouper. Nous croisons un représentant des Amis de Saint-Jacques venu nous souhaiter bonne route.
Il est 10 h nous arrivons devant la statue de la Vierge d’Orisson, la route Napoléon continue tout droit et va se perdre dans je ne sais quelle vallée. Il faut prendre à droite un sentier herbeux à peine marqué qui grimpe vers un petit col dont on ne perçoit pas le passage au pied du pic d’Hostatéguy. Quelques flèches jaunes sont heureusement là pour nous guider. Ce sera le seul endroit un peu délicat du parcours comme on nous l’avait dit. Avant de nous engager plus avant nous attendons Iseut qui peine depuis ce matin. Le vent est toujours aussi violent, les nuages passent à toute vitesse. Le point de vue sur un enchevêtrement extraordinaire de vallées est splendide. Le vert côtoie le roux et tout cela change constamment en fonction de l’ombre portée des nuages. Un nombre considérable d’animaux paissent ici. Ce sont des brebis, des chèvres, des chevaux, de potoks mêmes, des vaches. Tout ce monde ne se laisse pas approcher et fuit à notre approche. Michel, grand spécialiste d’Astérix et Obélix, me fait remarquer que Uderzo est certainement venu ici dessiner les pages vingt-neuf et trente de son album « Astérix en Hispanie ». Je m’incline devant tant de science, ne pouvant vérifier sur place. Iseut arrive enfin. Nous lui faisons manger force petits gâteaux et remontants, les couleurs lui reviennent. Marie-Thérèse lui promet un nouveau couvre-chef.
Le col passé, nous sommes sur un versant de la montagne à l’abri du vent, la ballade devient merveilleuse. Le chemin se poursuit parmi des hêtres magnifiques. Vers midi nous atteignons la frontière. Une source a été aménagée, nous pouvons nous y approvisionner. Le problème de l’eau est aussi crucial durant cette étape. C’est le seul point d’eau du parcours !
Nous sommes maintenant en Navarre, le chemin continue de monter jusqu’au col de Lepoeder. Nous sommes à 1400 m d’altitude. Nous apercevons sur notre gauche sur une hauteur l’antenne TV déjà signalée et à droite un chemin large bien balisé commence à descendre. Marie-Thérèse et Jeanine aperçoivent, disent-elles, les toits de l’abbaye de Roncevaux tout en bas. Elles marchent en tête et nous font bientôt dégringoler dans une combe à pic par un chemin en sous-bois magnifique. Les hêtres sont ici énormes. Le soleil ne traverse pas l’épaisseur du feuillage. Je fais connaissance avec une nouvelle technique de descente ultrarapide employée par un marcheur. Moins en arrière que nous, il se dandine à droite et à gauche, les jambes raides. Son dandinement le déséquilibre vers l’avant, une fois à droite, une fois à gauche. Technique très efficace que je suis incapable de reproduire. En quelques minutes, notre homme a disparu dans la pente. Pour moi la descente est bien plus éprouvante que la montée. Je suis couvert de sueur. Nous ne verrons pas la stèle de Roland au col de Roncevaux. Nous avons dû passer en dessous.
Nous arrivons à la collégiale de Roncesvalles, aux toits de zinc, massive, hautaine, je veux dire grandiose et sinistre à la fois, dans son écrin de forêt. Toute une aile est en cours de rénovation. La collégiale n’ouvre qu’à quatre heures. Il est 2 h 30. Nous allons donc à l’albergue Sabine prendre notre premier « menu du pèlerin » à 1200 pesetas par personne vin compris. L’atmosphère de la salle à manger est irrespirable pour nous tant les fumeurs sont nombreux, la faim l’emporte finalement, nous restons, suffocants.
La truite aux pommes de terre frites avalée, nous nous présentons à l’accueil de la collégiale. Un brouillard dense filtre à travers les arbres, il pleut, on dirait que la nuit tombe déjà. Je pense à ceux et celles qui marchent encore. Quel effroi de se retrouver dans ces montagnes, dans cette forêt, la nuit et le froid venus ! Nous apprendrons le lendemain qu’une dame et sa fille ont passé la nuit dans la montagne, blotties l’une contre l’autre.
Nous entamons notre second « crédencial », l’espagnol après le français, avec le sceau de la collégiale qui ne manque pas d’allure : une mandorle sur laquelle est inscrite « Conventus Hospitalis Roscidevallis ». Au centre deux fleurs de lys stylisées, les lettres A et M et la crosse épiscopale emblème de Roncevaux. Un Espagnol nous conduit à notre dortoir. Nous passons devant d’anciennes cellules bardées de barreaux de fer, cellules de moines ou prison ? Nous arrivons au second étage. Il y a là un dortoir de trente lits qui seront pleins un peu plus tard. Partent, en effet, de Roncevaux, des Espagnols et ils sont nombreux, partent aussi les ressortissants de l’Amérique Latine : Brésiliens, Brésiliennes dont je reparlerai, Argentins.
La messe des pèlerins a lieu à 20 h. Messe concélébrée par quatre prêtres en aube blanche ornée, sur l’épaule gauche, de la crosse épiscopale d’un vert soutenu. J’ai un peu de mal à saisir le latin prononcé à l’espagnol même quand il est chanté d’une voix grave et puissante comme ici. Un dais d’argent surplombe une Vierge éblouissante, Vierge de Roncevaux, Reine des Pyrénées. A la fin de la messe, les prêtres nous appellent dans l’allée centrale pour une bénédiction prononcée en plusieurs langues. Nous sommes ce soir une cinquantaine de personnes. Cette fois-ci j’entends distinctement, à la fin de la prière, le rituel : « Et priez pour nous à Compostelle ». Je crois discerner sur les traits du prêtre qui a prononcé cette parole un sourire entendu comme s’il s’était adressé à moi seul, moi qui aurais tant aimé emporter le bouquin de Barret et Gurgand si la recommandation d’Aymeri Picaud : « Ne prenez point grand charge, allez sur le léger », ne m’en avait dissuadé.
Nous recueillons une série de documents utiles : liste des villages du chemin, les distances à parcourir, les gîtes. J’apprends ainsi qu’il nous reste encore 750 km. Nous avons déjà parcouru selon les indications relevées à l’office de tourisme de Moissac : Le Puy - Conques : 208 km, Conques - Moissac : 210 km et Moissac - Roncevaux : 385 km, soit 803 km. Nous sommes à mi-chemin des 1550 à 1600 km au total. « Dieu qu’elles sont loin, ma mie, ma belle, les mille étoiles de Compostelle » chantaient les pèlerins de jadis.
Nous allons nous coucher, non seulement notre dortoir est plein, mais l’hôte du gîte a ouvert une seconde salle, pleine aussi. Ce sont principalement des Espagnols. Dieu qu’ils sont bruyants ! Je vois arriver un bonhomme, la cinquantaine, corpulent, le crane chauve et luisant, habillé comme pour un safari, bardé d’images pieuses, de colifichets, de coquilles saint-jacques de toutes tailles et d’un bourdon de deux mètres muni d’une gourde. L’habit n’est rien à côté du personnage, celui-ci ne parle pas, il hurle, son rire est énorme, il ne bouge pas, il gesticule en permanence : Falstaff pèlerin, en somme. Nous le côtoierons ainsi pendant toute la traversée de la Navarre, jusqu’à Najera, et bien que finalement ce soit un très brave type, nous essaierons d’éviter ses ronflements destructeurs de nos nuits. C’est à Najera que Katerina, une jeune Brésilienne, très panthère noire, ira le secouer pendant la nuit. « Pour l’amour de Dieu ! » lui disait-elle. Pour notre sommeil aussi pensais-je.

Samedi 27 mai : Roncesvalles - Larrasoana 27 km
Nous quittons Roncevaux à 7 h sans avoir pu prendre ne serait-ce qu’une tasse de thé. Tout est fermé. Nous marchons vers Burguete sur un large chemin plat, bien entretenu, qui longe la route en forêt. Nous sommes rattrapés puis dépassés dans la foulée par un hidalgo à la chevelure noire et ondulée, la moustache à la Clark Gable, une écharpe blanche flottant au vent. Nous répondons fort civilement à son « Hola ! » qui me semble plutôt vouloir signifier « Gare ! je passe ! ». Son allure est impressionnante, il faut le voir attaquer du talon le sol du chemin ! Je retiens un fou rire. A Burguete, au kilomètre 4, un café est ouvert. J’avale un grand cafe con leche et un bocadillo au jambon. Le café au lait et le sandwich au jambon feront partie de mes classiques du chemin. Marie-Thérèse préfèrera les salades et les fruits. Notre hidalgo est bien sur déjà là sirotant une bière, le dos tourné à la salle pleine de pèlerins. Marie-Thérèse a perdu hier sa gourde, en fait elle l’a laissée au restaurant. On lui en a donné une autre à Roncevaux, mais comme elle fuit, Marie-Thérèse s’en débarrassera au profit d’une simple bouteille de plastique.
Nous allons perdre 400 m d’altitude entre Roncevaux, à 1000 m, et Larrasoana et franchir trois barres de collines avant de plonger littéralement vers Zubiri. Le chemin est tantôt glaiseux avec de la boue à volonté, tantôt rocailleux et coupant. La végétation est méditerranéenne. Nous traversons ainsi des sous-bois de pins, les ruisseaux sont passés à gué, l’eau y est très claire. A Espinal, Viscarret ou Lintzoain, les maisons navarraises sont richement armoriées et fleuries de rosiers qui grimpent jusqu’aux balcons de bois sculptés. Nous sommes dépassés à plusieurs reprises par des gens en VTT qui, la pente aidant, dépassent les 50 km/h. Ce sont des randonneurs du week-end. A puerto de Ero, une course cycliste nous interdit de traverser la route. Après le silence des sous-bois, nos oreilles sont mises à rudes épreuves par les sirènes de la police et par les slogans publicitaires qui accompagnent une musique tonitruante. Nous attendons ahuris que la caravane passe pour traverser et retrouver le calme.
Zubiri possède un gîte municipal, nous aurions pu nous y arrêter après 22 km de marche. Il est encore tôt, les rues de Zubiri, cimentées comme toutes les rues des villages en Espagne, nous renvoient la chaleur emmagasinée depuis le matin dans les pieds comme sur le visage. C’est un peu désagréable. Nous repartons le long du Rio Arga, choisissant ainsi sa fraîcheur. Alors que nous longeons l’usine de magnésite du pays, un couple de Français arrive à notre rencontre, ces gens reviennent de Compostelle. Ils me semblent de mauvaise humeur ou bien peut-être ne tiennent-ils pas à engager un bout de conversation avec nous. On se salue à peine. Je m’écarte de leur route et leur souhaite bon vent. La magnésite est un silicate de magnésium appelé aussi écume de mer.
Larrasoana se trouve comme Zubiri de l’autre côté du Rio Arga. Nous devons traverser un pont médiéval. L’église est fermée. Un papier manuscrit indique qu’une messe aura lieu à 19 h. Nous sommes accueillis par l’hôtesse du gîte, une charmante jeune Canadienne. Nous installons dans une chambre quatre matelas par terre. Tout est pour le mieux. Il y a ici beaucoup de belles maisons aux façades massives de pierre portant des armoiries. L’arc en plein cintre des porches est fait, le plus souvent, d’énormes pierres longues de deux mètres et larges de cinquante centimètres disposées en éventail. Notre visite de ce village est rapide, il n’y a qu’une seule rue.
A moment où nous partons à la messe, nous avons la surprise de voir arriver notre hidalgo du matin. Ce n’est plus le même homme, envolée sa superbe. Il semble avoir mal aux pieds, et surtout très mal à la tête. Quelques murs secourables lui évitent des embardées trop brutales. Finalement il n’y a pas de messe. Une vieille femme en noir nous dit que le curé est malade. Il y a toujours une vieille femme en noir aux abords des églises, sortie de je ne sais où, qui se précipite quand vous arrivez, pour vous aider, vous vendre des images pieuses ou pour vous empêcher de pénétrer si votre tenue ou votre tête lui déplait. En revenant au gîte, je retrouve notre hidalgo en mini-slip façon peau de léopard sortant de sa douche. Une jeune Espagnole, aperçue ce matin à Roncevaux, quitte l’endroit l’œil furibond, je parie qu’elle lui a demandé d’aller s’habiller. Notre homme a le corps couvert de cicatrices. Avons-nous affaire à un toréador maladroit ou bien à un glorieux militaire ? Allez savoir !
Nous allons dîner à l’épicerie-buvette-cantine du village. Nous sommes une douzaine dans un endroit minuscule à déguster la soupe du pays, au lard et aux pommes de terre, un régal. J’ai pour voisins deux pèlerins, militaires, qui sont mécaniciens à Bricy, une base aérienne dans l’Orléanais. Nous aurions pu les rencontrer en forêt d’Orléans qu’ils parcourent en jogging. Ces deux-là voulaient aller à Compostelle en courant ! Ne trouvant personne pour se charger de leurs sacs, ils ont renoncé à courir et marchent, mais je sens que le cœur n’y est pas. Je leur donne le numéro de téléphone d’un organisme, la Balaguère, qui transporte les sacs à la demande, cependant je crois la prestation assez chère.
Il est à peine 9 h quand nous nous retrouvons à quatre dans notre chambre, comme je suis le seul homme, je m’éclipse quelques instants dans une des salles de bain pour mettre mon pyjama et surtout permettre à Iseut et Jeanine de faire de même. A mon retour Jeanine se moque de ma pudeur de jeune fille. A force de piquer les fesses de leurs patients ces infirmières perdent tout sens commun. Elle a du mal à comprendre que c’est pour elle et non pour moi que je fais cela.

Dimanche 28 mai : Larrasoana - Pampelune 15 km
Il est 7 h 15. Nous prenons un copieux petit-déjeuner à l’épicerie buvette d’hier soir. Il pleut un peu. Ce crachin va nous accompagner la matinée. Une demi-heure plus tard nous repassons le pont sur l’Arga pour emprunter un joli sentier, bien aménagé, recouvert de cailloux blancs. Cela ne va malheureusement pas durer, les cailloux vont faire place à une boue abominable, collante à souhait, qui va nous donner des semelles de plomb. Les pèlerins de 2001 auront peut-être la chance d’avoir des cailloux blancs sur tout ce parcours. En attendant, alors que nous traversons un nombre incalculable de fois le Rio Arga et la N135, une fois dans un sens, une fois dans l’autre, nous perdons beaucoup de temps à nous décrotter les semelles. Les pêcheurs sont nombreux sur les bords de l’Arga aux eaux vives et claires où il doit y avoir des truites. Notre chemin s’écarte du Rio Arga et à flan de coteau nous rejoignons les restes de la voie romaine qui va de Bordeaux à Astorga que nous emprunterons maintes fois par la suite. Là, nous passons devant la minuscule chapelle d’Arleta émouvante dans son dénuement. Une dernière fois nous ôtons la boue gluante de nos chaussures avant de suivre une ancienne route abandonnée qui nous mène au pont médiéval de Trinidad de Arre sur le Rio Ulzama affluent de l’Arga. Ce pont s’engouffre sur l’autre rive sous le porche d’une église qui fait corps avec des bâtiments monastiques romans aux lourds contreforts saillants. C’est manifestement jour de communion. Les familles espagnoles accompagnent leurs communiants ou communiantes endimanchés voire déguisés en agent de police, amiral de la flotte ou mariée. C’est hideux ! Nous sommes à Villava, vaste faubourg de Pampelune.
Le pont de la Magdalena nous fait franchir encore une fois le Rio Arga et après être passés sous les remparts où Ignace de Loyola, encore capitaine castillan, fut blessé dit-on, nous entrons dans Pampelune par la porte de France décorée de fleurs de lys.
Les rues de la vieille ville sont encore animées, les gens n’ont pas encore déjeuné. Notre gîte se trouve dans les locaux de l’église San Saturnino, ou encore Saint-Sernin comme à Toulouse, qui a l’air d’une forteresse. Une charmante dame très distinguée, parlant bien le Français, bénévole des Amis de Saint-Jacques, nous accueille avec une extrême gentillesse.
Marie-Thérèse et moi partons visiter la ville, malheureusement l’heure du déjeuner est venue, les rues sont désertes, la cathédrale et les musées sont fermés, les cafés mêmes le sont aussi à de rares exceptions. Il ne nous reste plus qu’à faire le tour des remparts, repérer les arênes, point terminal de la célèbre course de taureaux à la San Fermin, et nous échouons sur la place centrale de la ville avec son kiosque à musique où subsistent quelques traces de vie et des cafés ouverts en cet après-midi dominical sans soleil. Peu à peu la vie revient, les familles envahissent à nouveau leur ville, les gamins sont partout, les vieillards sur les bancs les regardent s’amuser. Nous allons à la messe à San Saturnino. C’est fête de la Vierge à Pampelune et sa statue immaculée est exposée dans l’église. J’ai la surprise de voir les Espagnols, hommes et femmes, se livrer à maintes génuflexions et baisements des pieds de la Vierge, cela n’en finit pas. J’en fait autant, mais en plus sobre ! Nous faisons la connaissance de Walter, qui vient de Hollande. Il a fait étape chez les sœurs de Saint-Jean-de-la-Ruelle près d’Orléans. Il marche en compagnie d’un Allemand qui termine son périple ici à Pampelune. Nous côtoierons Walter jusqu’à Saint-Jacques.
Nous retrouvons Iseut mourrant de faim, nous l’accompagnons prendre un morceau, son sourire lui revient.

Lundi 29 mai : Pampelune - Punta-la-Reina 25 km
Départ de la ville à 7 h. Le temps est nuageux. Les Espagnols sont déjà dans la rue pour aller travailler. Nous nous dirigeons vers les quartiers modernes et chics de la ville. Nous prenons notre petit-déjeuner dans un café, pour moi ce sera : café au lait et pain aux raisins qui s’appelle ici caracole pour sa forme qui rappelle l’escargot. Nous passons devant le campus de l’université de Navarre, agréable à regarder avant d’arriver à Cizur Menor d’où nous apercevons la tour, du XIIIe siècle, d’une commanderie des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Au centre du village, nous voyons sortir d’un beau gîte, Marianne, une Munichoise, avec qui nous ferons une dizaine d’étapes avant qu’elle ne rentre en Allemagne, ses vacances terminées.
Le temps est de plus en plus incertain, de lourds nuages noirs envahissent la vaste cuvette dans laquelle se trouve Pampelune maintenant loin dernière nous. Devant nous, la Sierra del Perdon nous barre la route. Le chemin qui y conduit serpente entre les champs de céréales et des zones pavillonnaires urbanisées récemment. Au fur et à mesure que nous approchons de la Sierra nous apercevons les grandes éoliennes blanches plantées sur la ligne de crête comme une série de sentinelles qui se détachent sur ce ciel de deuil. J’en compte vingt-quatre sans être certain de toutes les voir. Don Quichotte n’aurait pas toléré ce que nous considérons comme un des plus beaux fleurons de l’écologie. La montée s’effectue sans difficulté pour nos jambes comme pour notre souffle. Près du sommet, je distingue nettement les infrasons que nous envoient les immenses pales de ces machines géantes. Sur la crête, nous découvrons les personnages qu’un artiste a découpés au chalumeau dans de la tôle épaisse : une série de pèlerins, à pied, à cheval, derrière un âne. Le point de vue est magnifique. Une petite route dessert chacune des éoliennes du site. Le chemin à la descente est qualifié de « technique » par l’auteur du guide du pèlerin. Cela signifie un chemin qui descend à pic dans les cailloux qui roulent sous les pieds. Je manque à plusieurs reprises de me retrouver dans les buissons d’épineux. En bas, dans le village d’Uterga, une machine à distribuer du Coca-Cola est la bienvenue.
Entre ce village et Obanos, nous rejoignons un groupe d’une dizaine de pèlerins de toutes nationalités. Nous sentant sur leurs talons, ceux-ci accélèrent, et nous, bêtement, nous accélérons un peu plus pour passer devant. Nous y parvenons au bout de quelques kilomètres effectués à bonne allure – enfin tout est relatif, nous sommes à 6 ou 7 km /h - le long des champs d’amandier. Je trouve notre attitude tellement stupide que je me jure de ne plus jamais recommencer. Notre Cro-Magnon l’a emporté sur le pèlerin.
Dans notre course éperdue, nous ne nous sommes pas posés la question de savoir si nous allions visiter la chapelle Santa Maria d’Eunate, petite splendeur romane, à quelques kilomètres sur le chemin aragonais qui fait suite au chemin d’Arles. Ce sera pour une autre fois.
Une statue moderne de pèlerin, en tôles travaillées au chalumeau et à la soudure, nous accueille au point de jonction du chemin aragonais et du chemin navarrais que nous venons de parcourir depuis Navarrenx. Nous entrons sur le Camino Real Francés. Nous sommes à Punta-la-Reina. Il est 14 h. Je prends Marie-Thérèse en photo devant ce pèlerin.
L’excellent hôtel Jaku propose de nous loger en dortoir pour 4000 pesetas. Nous nous y installons. Nous partons visiter la ville, d’abord l’église du Crucifix, œuvre des Templiers. Son portail polylobé à cinq voussures, très ouvragé est aussi très abîmé. La lumière qui filtre des vitraux d’albâtre rejoint en qualité celle des vitraux de Soulages. Nous empruntons la rua Mayor bordée de vieilles demeures qui portent sculptés sur leur façade les écussons de leurs anciens maîtres et qui débouche sur le fameux Pont de la Reine — en dos d’âne, à six arches de style roman et piliers ajourés — construit au XIe siècle sur le Rio Arga par une reine charitable. Au milieu de cette rue principale se trouve aussi l’église de Santiago. Devant celle-ci une splendide statue de saint Jacques en cèdre. Je vois aussi pour la première fois un nid de cigognes. Celui que je photographie se trouve au sommet d’une cheminée désaffectée d’usine. Ces oiseaux et leurs nichées nous accompagneront jusqu’à l’entrée en Galice. Petit à petit nous apercevrons les petits sortir du nid, prendre leur envol avec l’assistance de leurs parents, planer sur de longues distances sans, en apparence, bouger un bout d’aile. Malheureusement leurs déjections ne passent pas inaperçues sur les clochers des églises, plus drôles, leurs disputes non plus.

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