mardi 23 décembre 2008

De Burgos à Leon

Vendredi 9 juin : Burgos - Hornillos del Camino 20 km
Après deux jours passés à Burgos, nous ne sommes pas fâchés de reprendre le chemin. Départ à 7 h 30 par un ciel gris. Nous nous retrouvons très vite dans les champs sur des chemins boueux, acceptables cependant. Au kilomètre 6 nous sommes à Tardajos. Une messe se déroule à l’église Santa Maria du village, nous décidons d’y assister. Il s’agit probablement d’une messe à la mémoire de quelqu’un, l’église est bondée, des femmes en grande majorité, pas très jeunes. En sortant de l’église, je croise une belle jeune femme tenant par la bride un magnifique alezan. Je ne peux m’empêcher de me dire : « Magnifique, ce cheval ! ». Sans m’en rendre compte j’ai du parler à voix haute car la cavalière me répond avec un joli sourire « Merci ! ». Je reste planté là un peu ridicule, comme pris en faute, j’ai parlé à voix haute sans m’en rendre compte et je ne croyais pas être compris. Dans mon dos, Felix pouffait de rire : « Tu aurais pu aussi dire que la fille était jolie » me dit-il.
« Grandes peines tu auras de Rabé à Tardajos, mais de Tardajos à Rabé, délivre-nous Seigneur ! ». Ce dicton des pèlerins était dû aux multiples accidents qui se produisaient lors de la traversée du Rio Arlenzon. Un roi de Navarre avait failli s’y noyer, Sainte Thérèse d’Avila, qui venait de fonder le carmel de Burgos, y tomba avec son équipage et apostropha le Ciel en disant : « C’est comme cela, Seigneur, que vous traitez vos amis ! ». Bref, le passage était difficile. Aujourd’hui, au centre d’une vaste dépression champêtre, coule le maigre Arlenzon.
A Rabé de la Calzada, déjà cité par les pèlerins en l’an 949, nous sommes accueillis par un carillon, imitant Big Ben, produit par des hauts parleurs aux quatre coins du clocher. J’avais déjà remarqué que certaines cloches sonnaient faux comme des casseroles, à San Pedro de la Rua d’Estella particulièrement. Ici on a résolu le problème au détriment de l’esthétique de ce malheureux clocher. Rabé n’est pas le seul patelin à avoir installé ce dispositif.
La Meseta s’ouvre maintenant à nous. Le chemin qui nous y mène grimpe sur ce plateau calcaire à 900 m d’altitude. C’était autrefois un désert de cailloux redoutable, sans ombre, où le soleil plombait, ou l’eau était rare. Les forages et l’irrigation moderne en ont fait un endroit où le blé, l’orge et autres graminées poussent bien. Les arêtes calcaires sont toujours là pour rappeler l’aridité latente de ce paysage grandiose. Les guides conseillent toujours d’éviter la chaleur de l’après-midi. Ce n’est pas notre cas aujourd’hui, un vent frisquet écourte notre halte. Comme souvent, nous découvrons Hornillos del Camino au dernier moment, ramassé au fond d’une combe, pour l’eau et la fraîcheur. Comme beaucoup de ces villages le long de notre chemin dans la Meseta, mi-Afrique, mi-Mexique, les maisons sont construites en pisé. Personne dans l’unique rue. Il est midi, nous aurions pu aller à Hontanas, 11 km plus loin, mais l’orage menace, nous allons donc faire l’inventaire des ressources de ce village. J’attends avec patience devant une brouette qui contient du mortier frais, je me dis que le maçon n’est pas très loin. Effectivement ce dernier arrive et nous indique l’emplacement du gîte, prés de l’église, en face d’un monument que je crois être un monument aux morts surmonté d’un magnifique coq gaulois savamment peint, aux caroncules rouge vif. Toujours aussi virils ces Espagnols ! Le gîte est neuf, propre, bien équipé. Nous l’adoptons de suite, nous sommes sept ou huit pèlerins à marcher le plus souvent ensemble et l’avis de tous importe beaucoup. Outre Marie-Thérèse et moi, il y a toujours Jeanine, puis le groupe de Walter, Felix et Claude, puis Marianne et une ou deux Allemandes qu’elle entraîne et qui ne sont que sourires et discrétion. Jeanine toujours en mouvement part à la recherche d’un téléphone public, découvre le café-restaurant du pays et son menu du pèlerin très convenable. C’est Byzance ! Un déluge vient à point nommer nous rappeler que nous avons fait le bon choix. L’extérieur de l’église est magnifique, nous ne saurons rien de l’intérieur, elle est fermée. Il n’y a pas d’autre chose à faire dans ce village qu’à nous reposer en attendant que la pluie cesse et aller dîner. Nous sommes très bien dans ce gîte à discuter entre nous. En fin de soirée, nous voyons arriver une vingtaine de très jeunes Français garçons et filles. Un véhicule doit les accompagner, voire les transporter. Ils ont l’air très bien entre eux et ne semblent pas vouloir entamer une discussion quelconque avec les vieux que nous sommes.

Samedi 10 juin : Hornillos del Camino - Castrojeriz 20 km
Le ciel ce matin est clair et il fait certainement moins de 10° C. Il est 7 h 30 quand nous quittons le village.
Notre chemin de terre suit les ondulations du plateau. Pas un seul arbre à l’horizon pour nous servir de point de repère. Peu avant un abri-bivouac, qui aurait pu nous être utile la vieille si nous avions continué, quelqu’un a planté une belle épée rouge de l’ordre de Saint-Jacques dont j’ai le pin’s sur mon chapeau. Cette épée se détache dans le ciel avec une netteté surprenante. Rien n’arrête le regard dans ce pays.
Nous sommes à Hontanas niché dans son creux de vallon. Il est 10 h, nous sommes à mi-chemin. Le gîte a été refait à neuf tout en gardant les murs anciens. Pour amener de la lumière le plus avant, l’architecte a fait faire des planchers en verre sur une bonne partie de la surface. Comble de bizarrerie dans ce pays qui doit toujours se protéger d’un soleil trop ardent. L’hospitalière nous propose des sandwichs au chorizo que nous acceptons évidemment, mais nous refusons le vin pour de l’eau. Il y a là un Américain tout excité et émerveillé parce qu’il a trouvé dans ce village un bar-épicerie d’une saleté repoussante. On y servirait du vin dans des verres opaques de crasse que le patron rince dans une eau de vaisselle jamais renouvelée. Par contre le jambon serait fameux. J’ai voulu me rendre compte par moi-même de l’état du jambon, mais je n’ai pas trouvé l’endroit. Ces ruelles sont très belles, faites d’ombre et de lumière. Peu de couleur hormis l’ocre de la terre séchée et le noir des boiseries.
Le chemin change, nous restons au fond d’une petite vallée ombragée, la vallée du Garbanzuelo, c’est-à-dire du tout petit pois chiche, dans laquelle des fruits et légumes sont cultivés. De l’église de Valdemoro, il ne subsiste qu’un contrefort qui se dresse comme une curieuse aiguille. On peut se demander comment cela tient debout. Nous rejoignons une petite route calme. Tout semble ici très vieux, chaque pierre, chaque calvaire, chaque arbre. On se croirait en dehors du temps. Tout est un peu irréel. Je songe que c’est à l’approche de Castrojeriz que le curé Laffi de Bologne, marchant vers Saint-Jacques en mille six cent et quelque dans une épaisse pluie de sauterelles, assure avoir trouvé un pèlerin quasiment dévoré par ces bestioles. Il arriva à temps pour le confesser et l’inhumer.
Alors que la vallée s’élargit, nous arrivons sous l’arche impressionnante du porche du couvent des Antonins, vénérable vestige jacobite, où les moines soignaient l’érysipèle au XIIe siècle. Ces chanoines réguliers, dont l’ordre des Antonins fondé dans le Dauphiné faisait partie, servaient aussi des repas aux pèlerins qui passaient, comme nous, sous ce porche. Assises sur un banc de pierre comme pouvaient l’être les pèlerins attendant leur tour pour recevoir le pain et l’eau, Marianne et ses amies nous attendaient. Nous faisons avec elles une brève halte. Je regarde au-dessus de ma tête ces statues martelées et ces arcs monumentaux qui, dans leur dénuement, rappellent, en la magnifiant, l’œuvre de grandeur, de puissance et de miséricorde que déployaient ces moines au service des malheureux et des pèlerins. Nous trouverons un peu plus loin un calvaire en forme de T, le tau des Antonins. Marie-Thérèse portera longtemps sur son chapeau le pin’s représentant ce tau, tau pour Thérèse bien sûr. Elle en fera cadeau au curé de Roquebrune-sur-Argens qui dira la messe d’enterrement de son frère Daniel et qui connaissait bien cet ordre.
On ne peut pas rater Castrojeriz , « Quatre-Souris » comme le disaient les malicieux pèlerins français du Moyen Age essayant probablement d’imiter la prononciation locale du nom de cette ville, au flanc d’une colline dénudée dominée par les vestiges de ce qui fut un imposant château des Templiers. Cette position stratégique fut auparavant âprement disputée entre Chrétiens et Maures. Alors que nos talons martèlent le revêtement de la route qui y mène, une douleur au-dessus du pied droit me saisit. Ce n’est pas une tendinite mais plus probablement une fatigue des articulations de mes métatarses provoquée par une overdose de goudron. Je traîne tantôt cette douleur, tantôt cette gêne jusqu’à aujourd’hui encore. Un peu de Ketum arrangera l’affaire pour le moment.
L’arrivée à Castrojeriz vaut le coup d’œil, au premier plan la collégiale Santa Maria del Manzano, Sainte-Marie du Pommier ! avec son clocher massif terminé en coupole, au fond, étincelant de blancheur, le château des Templiers dont la poterne grande ouverte souligne tragiquement l’abandon. De son passé glorieux mais agité, la ville conserve de nombreux édifices, mais beaucoup sont en ruine. Tous sont fermés ou en travaux, à commencer par Sainte-Marie du Pommier qui possède cette vierge en pierre polychrome dont Alphonse le Sage célébra les miracles en l’an 1200 dans ces Cantigas et un saint Jacques pèlerin peint par Brunzino. L’église San Juan, au pied de laquelle j’essaie de prendre en photo un magnifique petit cloître abandonné, est proche du gîte où notre bande s’est regroupée pour occuper des lits voisins. L’hospitalier espagnol est un aimable chevelu et barbu, bedonnant, en salopette, très soixante-huitard, très gentil malgré son air bourru. En passant devant l’église paroissiale San Domingo, je m’aperçois qu’un tuyau de poêle incongru, avec son petit chapeau, dépasse de la toiture du clocher ! Si le poêle se trouve dans la nef, voilà une belle longueur de tuyau. Les restaurants ne manquent pas et on y mange très bien.

Dimanche 11 juin : Castrojeriz - Fromista 26 km
Départ à 7 h par un temps splendide, cristallin. Il ne fait pas plus que 5 ou 6° C. Après 2 km de plaine, nous attaquons une solide montée qui, en un kilomètre, nous fait grimper sur le plateau 200 m plus haut. Pas trop de difficulté pour Marie-Thérèse et moi, notre souffle et notre pouls ne varient pas beaucoup. Ce n’est pas le cas de Claude que je dépasse alors qu’il souffle, le malheureux, comme un phoque. J’essaie de le réconforter, mais il me fait signe de la main de le laisser en paix. Il nous rejoindra au sommet un peu rouge mais souriant, heureux de s’être surpassé. A peine sur le plateau, nous redescendons et c’est à nouveau la grande plaine.
Au kilomètre 6, une source est là qui nous offre son eau. Après quelques hésitations, je renouvelle l’eau de mon bidon un peu trop javellisée. Trois kilomètres plus loin nous sortons de la Castille, province de Burgos pour entrer dans le Leon province de Palencia. La frontière se situe au fameux pont roman d’Itero sur le Rio Pisuerga que Aymeri Picaud mentionne déjà dans son Guide du Pèlerin. De l’autre côté, les bornes à l’effigie de la coquille qui nous guident sont maculées par le slogan « Leon solo ». Il semble que la région de « Castille y Leon » ne fasse pas l’unanimité. Si la Meseta ne change pas beaucoup, peu d’arbres, champs à perte de vue, troupeaux de moutons, je trouve que les villages agricoles que nous traversons sont moins sauvages, plus riches que ceux traversés hier. Vus de loin, avec leur clocher carré et massif, ils ressemblent à ceux de la Charente. Les fleurs bleues et rouges, bleuets, lin, coquelicots, sont aussi plus nombreuses.
A Boadilla del Camino, je photographie une très curieuse colonne très ouvragée surmontée d’un lanterneau, le Rollo Gotico. La signification de ce monument n’est pas évidente. Elle n’a aucun signe religieux. Le canal de Castille que nous suivons nous mène à Fromista. Le bruit de nos pas fait plonger dans le canal des dizaines de grenouilles. Peu avant Fromista une série d’écluses ovales ressemblent à celles construites par Paul Riquet sur le canal du Midi à Beziers.
Une surprise nous attend à Fromista, cité du froment disait-on. L’église Saint-Martin, l’un des chefs-d’œuvre romans du chemin, vestige d’un monastère bénédictin construit en 1066, se rapproche beaucoup des églises romanes de Saintonge même si l’assemblage des pierres ocres fait penser à l’architecture toulousaine de brique. Le bestiaire d’Aulnay de Saintonge ressemble trait pour trait à celui d’ici. Les compagnons tiraient-ils leur inspiration des mêmes modèles ? Etaient-ils les mêmes ? Parcouraient-ils le chemin dans un sens puis dans l’autre ?
Notre gîte qui se trouve sur la place de l’église est tout neuf. Si nous ne sommes pas les tout premiers occupants, c’est tout comme.

Lundi 12 juin : Fromista - Carrion de los Condes 20 km
Départ de Fromista à 7 h 30. Il fait beau, très beau même et il fait froid. Notre étape sera un long chemin blanc désespérément rectiligne ponctué de bornes à la coquille saint-jacques stylisée, trop souvent abîmée par le gel ou le vandalisme, et qui longe la route qui relie Fromista à Carrion de Los Condes. De minces silhouettes marchent devant et dernière nous, certaines se fondent dans l’horizon, de nouvelles apparaissent. Notre groupe s’étire sur un bon kilomètre. Ce qui permet à chacun de s’isoler ou de rejoindre quelqu’un selon son bon plaisir. J’ai ainsi de longues conversations avec Claude, ingénieur EDF à la retraite, sur l’utilité des éoliennes qu’il conteste faisant évidemment siennes les idées véhiculées par ses pairs qui préfèrent la filière atomique. L’exemple de cette plaine qui n’offre aucune résistance au vent qui y règne en maître ne lui suffit pas, même dans une configuration d’évaluation, pour alimenter l’un de ces villages perdu comme une île au milieu de cette immensité. Small n’est pas beautifull à l’EDF.
Cela fait deux bonnes heures que nous avons en point de mire un gros village que je n'identifie pas sur mon guide. Nous ne devons traverser aucune agglomération à cet endroit du chemin. Au fur et à mesure que nous approchons je distingue un court clocher carré, une nef importante et un portail immense. Poussés par la curiosité nous nous écartons du chemin pour pénétrer dans ce Villalcazar de Sirga qui semblerait vouloir dire « pauvres maisons, grand temple ». Rien n’est plus vrai ! Quel choc en arrivant sous le porche de la cathédrale, commanderie de Santa Maria Blanca ! Certes ce n’est ni Conques ni Moissac, nous n'en sommes pas très loin cependant. Une double arcature surplombe le portail. L’Epiphanie et l’Annonciation figurent sur celle du bas, le Christ en majesté entouré des symboles des quatre évangélistes sur celle du haut. C’est un travail splendide même si la hauteur à laquelle il se trouve m’empêche de bien le détailler. L’ampleur de la voûte est remarquable et la couleur chaude de la pierre rappelle celle de Saint-Martin de Fromista. Les voussures du portail sont malheureusement abîmées et on y distingue des figures sans pouvoir les identifier. C’est aussi une forteresse, qui possède un puits en cas de siège. Commencée au XIIe siècle elle est romane par son plan cistercien et gothique par son achèvement au siècle suivant comme en témoigne sa grande rosace qui éclaire seule les lieux. Tout comme pour la vierge polychrome de Castrogeriz, Alphonse le Sage a chanté, dans ses Cantigas, les miracles de la Vierge Blanche : les jacquets malades qui n’avaient pu atteindre Saint-Jacques ou bien ceux qui s’en revenaient sans que leurs prières aient été exaucées, guérissaient après avoir supplié la Virgen Blanca de Villasirga. Une deuxième chance était ainsi offerte à ces malheureux. Inutile de préciser que les jacquets se chargèrent de répandre sa réputation dans toute l’Europe !
Après la limonade de rigueur, nous quittons avec regret cet endroit. Cinq kilomètres après, nous entrons dans Carrion de los Condes où nous pensons trouver refuge à Santa Clara, tout comme saint François d’Assise jadis. Si les biographes de saint François ne citent pas le pèlerinage de ce dernier à Compostelle, rien ne prouve donc qu’il ait été, son esprit de dépouillement, par contre, est bien présent sur le chemin. Les clarisses offrent aujourd’hui lit et draps brodés. Le luxe pour une fois quoi ! Il est 13 h. Tout en ménageant ma cheville droite, nous avons tenu largement les 4 km/h pendant toute la matinée.
Nous pénétrons dans une cour intérieure du couvent dans laquelle, outre un calvaire qui à cette heure-ci ne fait pas une once d’ombre, donne un musée malheureusement fermé, notre gîte, l’accueil et l’entrée du couvent proprement dit gardé par une lourde porte bardée de fer. L’accueil est tenu par un jeune homme. Un vieux prêtre espagnol communique avec une sœur tourière qui se trouve derrière une magnifique triple grille de fer forgé très ouvragée qui permet probablement de voir sans être vu. Cependant quelques mouvements de cornette blanche dans l’ombre épaisse aiguisent ma curiosité. Est-ce une jeune et belle nonne ou bien une vieille duègne ? Je n’aurai pas le droit de la savoir puisque ces sœurs sont cloîtrées. Comme il est facile de l’imaginer, le gîte est très bien tenu.
Carrion de los Condes est une belle ville agricole au riche passé. « Dans la Tierra de Campos, celui qui n’a pas de terre ne peut être appelé Seigneur » disait-on içi. Nous entrons dans un café prendre un verre. De l’autre côté de la rue un vieil homme, chargé de faucher l’herbe des pelouses municipales, restaure le fil de sa faux sur une pierre avec un petit marteau. Les chocs réguliers et monotones finiraient par m’endormir si les consommateurs de notre café n’allaient voir notre homme à tour de rôle pour examiner son travail, donner des conseils et lui offrir une cerveza car il fait chaud. Au bout de quelques verres, notre homme n’est plus aussi vaillant et la fatigue se fait sentir, je sens que cela va se terminer par une bonne sieste quelque-part. L’église Santiago possède un portail roman magnifique, malheureusement très abîmé, ainsi d’ailleurs qu’une grande frise sur laquelle figurent le Christ et les douze apôtres. On distingue encore sur les chapiteaux des chevaliers combattants en cottes de maille. Ici comme ailleurs, la vieille femme en noir nous suit pas à pas de peur que nous commettions je ne sais trop quel sacrilège ou vol de carte postale. Après la messe du soir, nous nous retrouvons à douze au moins à piaffer d’impatience devant l’hôtel-restaurant qui affiche un menu du pèlerin à 975 pesetas vin compris. Nous ne sommes plus dans la Rioja, le vin n’est vraiment pas fameux. Le menu par contre est excellent.
Nous avons fait la connaissance, il y a quelques jours, de Bruno, un vieux Suisse sans age, l’œil bleu souriant et malin. Ses cheveux blancs et bouclés sont surmontés d’un petit béret rond délavé qui pourrait le faire ressembler au professeur Picard des années cinquante. Il en est à son nième pèlerinage nous dit-il et connaît toutes les ressources du chemin comme sa poche. Il a en tout cas le chic pour se faire accompagner par de jeunes et jolies pèlerines qui doivent apprécier ses talents de conteur ou trouver en lui un « bon-papa » inoffensif et garde du corps. Nous retrouverons Bruno à plusieurs reprises par la suite. La dernière fois, ce sera à Portomarin, 90 km avant Saint-Jacques, où, à la suite d’une chute, il avait un pansement superbe au nez. Il arrivera à Compostelle quelques jours après nous, toujours accompagné, materné selon Iseut, par la même jeune fille qui est avec lui aujourd’hui.

Mardi 13 juin : Carrion de los Condes - Ledigos 25 km
Lever à 6 h ce matin par les cloches du couvent sonnant matines. Il fait beau. Il est 7 h 15 quand nous passons devant l’autre couvent de cette ville, celui de San Zoilo, dont la façade est l’un des joyaux du XVIIe siècle espagnol. Notre guide nous le présente maintenant comme un hôtel de luxe. Ce matin tout est désert. Il est sans doute encore trop. C’est par ici que se situe l’histoire des deux filles du Cid qui, mariées par leur père à deux des fils du comte Beni-Gomez, avec qui il voulait se réconcilier, furent battues, abandonnées et attachées en chemise à un chêne par leurs jeunes maris. Le Cid furieux, rattrapa les coupables, les expédia dans l’autre monde puis donna ses filles en mariage aux rois d’Aragon et de Navarre.
Marianne nous quitte aujourd’hui. Elle fait avec nous un bout de chemin avant de prendre un bus et rentrer à Munich. Notre chemin se déroule, large, sur de la bonne terre, plat. Nous sommes à environ 800 m d’altitude et il fait frais. Devant nous le Paramo ou la Meseta, comme on voudra, le désert dans les deux cas devenu parfois champs de céréales, s’étend à perte de vue. Jadis, il était impératif d’atteindre en une seule étape Sahagun, 40 km plus loin. Plusieurs gîtes s’offrent à nous maintenant. C’est nettement plus rassurant, mais notre marche ne s’en trouve pas pour autant facilitée tant l’absence de tout point de repère est éprouvante. Marchons-nous sur un tapis roulant devant un décor peint ? Rêvons-nous ? Tout cela aura-t-il une fin ? Autant de questions que chacun se pose au bout de trois heures de marche en ligne droite l’œil fixé sur l’immuable Calzada de los Peregrinos qui se perd au loin. On dit que ces vastes horizons sont propices à la méditation. Pas pour moi. J’aurai plutôt tendance à compter mes pas ou à suivre la course des nuages. Je perds mon temps. Une voix s’élève : « Voilà une halte ! ». Deux bancs et une table en béton, plantés dans le sol sont effectivement là. Chacun s’installe comme il peut, les bavardages reprennent, les gourdes et le pain circulent. Le maléfice est rompu. Nous sommes sept, Walter, Felix, Claude, nous trois et l’amie allemande de Marianne, à rire enfin. Notre sens critique reprend le dessus : de quoi nous plaignons-nous à la fin ? Il fait beau, un petit vent modère efficacement la chaleur, aucun bobo pour gêner notre progression. La monotonie ? D’accord ! Les philosophes grecs qui pensaient la terre plate comme une galette ne seraient pas dépaysés en passant par ici. Nous nous sommes bel et bien laissés influencer par nos ancêtres pèlerins, les Aymeri Picaud, les Domenico Laffi, et bien d’autres qui nous ont raconté des horreurs sur ce pays. Aujourd’hui 13 juin de l’an 2000 il n’en est rien ! qu’on se le dise ! Alors tais-toi et marche !
Les 8 km qui nous séparent de Calzadilla de la Cueza sont avalés à une allure record. Pour qui sait regarder, il y des petites fleurs bleues et des coquelicots dans les champs et puis sur notre droite se profilent très loin la Sierra Cantabrique aux couleurs changeantes.
Calzadilla de la Cueza est un village tout propre avec ses maisons de torchis passées à la chaux et ses rues à angle droit. Le gîte ne nous paraît pas très avenant, d’ailleurs nous pensons poursuivre notre route jusqu’à Ledigos 8 km plus loin. L’unique bar du pays nous va tout à fait. Marie-Thérèse et moi commandons un cafe con leche et une tortilla con jamon. La sortie du bar nous ramène à la réalité du chemin, la blancheur aveuglante des maisons nous chasse rapidement vers la campagne un peu plus verdoyante et variée nous semble-t-il. Le pays est plus vallonné et quelques bouquets d’arbres émergent çà et là. La Telephonica enterre sans beaucoup de protection, à même le sol, un câble en fibre optique pour je ne sais trop quel usage : télévision, Internet, téléphone… Ils en ont de la chance les gens de Calzadilla de la Cueva ! Au milieu des engins de chantier, nous ratons une balise du chemin. Nous continuons par un chemin neuf qui longe la N120 qui serait agréable si la circulation automobile n’était pas aussi bruyante.
L’arrivée à Ledigos est pour moi fantastique. Suis-je en Amérique Latine avec cette église baroque sur son promontoire ? Suis-je en Afrique avec ces maisons basses écrasées par le soleil et ces murs de torchis tantôt ocres tantôt étincelants de blancheur ? Où suis-je enfin avec cette odeur lourde de fumier de chèvres ? Il n’y a évidemment personne dans les rues sans ombre. Tout à l’heure nous verrons deux ou trois vieilles femmes en noir papoter à l’ombre encore courte d’un mur. Le gîte appartient à un habitant de l’endroit. Délicieux petit gîte situé dans une ancienne ferme centrée sur sa cour intérieure fermée par un lourd portail. Au vu de la taille de la serrure, on a l’air de bien fermer sa porte ici. Les chambres sont petites et confortables. Le plancher ancien a été passé à l’eau de Javel. Cela sent le propre.
Nous faisons connaissance de trois Français de Saint-Etienne, une femme et deux hommes, tous trois anciens de Manufrance ou de l’établissement qui a pris la suite. Un peu distants au début, nous finirons par les amadouer au fil des étapes et nous nous retrouverons à Saint-Jacques.
Il y a peu de ressources ici. Il y a d’une part, le curé qui dira une messe à laquelle nous n’assisterons pas. J’ai en effet pris la sonnerie des cloches qui annonçait la messe pour un angélus local. Mea culpa ! Il y a, d’autre part, une petite épicerie buvette qui n’ouvre ses portes que si l’on sonne à la porte et c’est tout. Les quelques provisions que nous avons suffiront pour notre dîner.

Mercredi 14 juin : Ledigos - Bercianos 27 km
Départ à 7 h par un temps splendide, comme la veille nous poursuivons par ce chemin neuf , baptisé Santa Peregrinos, qui longe la N120 toujours aussi bruyante. Ce chemin nous mène rapidement à Sahagun, au kilomètre 17, bien reconnaissable à son église San Tirso et son clocher massif en brique. Il est 10 h.
Sahagun est une ville qui m’a fait rêver, il y a bien longtemps. Bien qu’on l’appelât le Cluny espagnol du fait de la renommée de son monastère, je l’imaginais comme une ville d’aventuriers, une ville de western. Je trouvais que ce nom sonnait un peu comme Yuma ou Villa Verde. C’était pour moi une étape importante que je n’aurais ratée pour rien au monde. Rien de tout cela en arrivant dans cette sage cité encore un peu endormie. Les ouvriers municipaux enlèvent les barricades après une course de taureaux dans la ville la veille au soir. Des groupes d’adolescents sortent d’un lycée et s’égaient en couple sous les arcades à la terrasse des cafés. Une vraie petite ville de province en somme. Je traîne ma déception devant le kiosque à musique au milieu de la place centrale avant d’aller prendre un bocadillo con jamon et un cafe con leche.
Après un passage rapide devant les tours de San Tirso et de San Lorenzo fermées toutes les deux, nous reprenons la route pour Bercianos del Real Camino à une dizaine de kilomètres de là.
La piste est droite et plate. Des baliveaux, qui ont tout de même dix ans d’age, essaient de résister à la sécheresse. On dit qu’ils sont plantés tous les 9 m, je veux bien le croire sans pour autant aller le vérifier. Je serais bien capable de les compter, par la suite, pour passer le temps. Il y a en fait deux chemins pour se rendre à Mansilla de Las Mulas distant d’une quarantaine de kilomètres : le Real Camino Francés, le chemin des Rois français ou bien la Calzada de Los Peregrinos, ancienne voie romaine de Bordeaux à Astorga. Nous avons fait le choix du chemin des Rois français, pour faire étape à Bercianos del Real Camino plus proche de trois bons kilomètres que Calzadilla de los Hermanillos sur la voie romaine.
A Calzada del Coto nous devons prendre à gauche ce fameux chemin des rois français ou rois francs. De quels rois s’agissait-il ? Je ne sais. Au moment où nous allons nous engager à la suite de nos glorieux ancêtres nous sommes hélés en Espagnol et en Anglais. Ajustant nos lunettes de soleil nous distinguons un homme et une Mercedes sur le bas côté de la route voisine. Je pense tout d’abord à un automobiliste en panne, mais non ! il s’agit d’Henri l’hospitalier de Bercianos qui nous invite dans son gîte. Nous y allons justement ! « Très bien ! nous dînerons ensemble ce soir » nous dit-il.
Nous voilà repartis sur ce chemin sans ombre qui s’enfonce dans un horizon sans autre végétation que ces fameux baliveaux squelettiques, sans fontaine, sans maison. Nous sommes dans un passage mythique du chemin. « Etape envoûtante » disent les uns, « Prépare-toi à souffrir…traversée du désert » disent les autres. Il fait chaud, c’est vrai. La lumière est aveuglante, je troquerais volontiers mes lunettes de soleil contre une paire de lunette à fente étroite, comme en portent les esquimaux Inuits. Loin sur notre droite la Sierra Cantabrique et le pic de l’Europe se détachent, sombres, sur un ciel éblouissant de blancheur.
Nous rattrapons nos amis stéphanois partis un peu avant nous de Lédigos. Nous leur faisons part de notre rencontre avec Henri. La perspective d’un dîner pris en commun nous réjouit. Ces dames parlent de faire cuire des lentilles aux lardons, une spécialité de Saint-Etienne paraît-il. Mine de rien nous accélérons le pas comme si ce plat fumant nous attendait déjà au bout du chemin. La chapelle San Roque nous apparaît dans la simplicité de son isolement en plein champ. Son clocher-mur en briques roses et sa modeste cloche sont ravissants dans le soleil. Un peu plus loin après avoir traversé le ruisseau de l’Ours, la tombe d’un pèlerin allemand se dresse sur le bord du chemin. Il s’agit d’une tombe récente d’un cycliste. Nous en trouverons d’autres sur notre route.
Je distingue depuis un moment un portique métallique, supportant des cloches, planté là, dans la nature et puis dans un léger repli de terrain, un peu à l’écart, un village apparaît aux toits et aux murs couleur de terre. Il est 13 h 30 quand nous entrons dans Bercianos. Encore un village semi africain avec ses maisons et ses murs de clôture en pisé, ces derniers défendus par des branches d’épineux à leur sommet, semi-oleronnais aussi avec ses toits peu pentus, ses tuiles romanes, ses murs passés à la chaux et puis ce sentiment d’être sur une île au milieu de cette plate immensité. A notre gauche la toute simple chapelle Nostra Señora de Perales fermée, elle date du XIIe siècle, à notre droite le café du pays ouvert. Nous n’avons pas le choix, le café aura nos faveurs d’autant plus que nos gourdes sont vides depuis un moment déjà. Le gîte est à l’autre bout du village, nous y allons à travers des rues larges, à peine goudronnées, bien souvent en terre battue, sans ombre, et désertes à cette heure. Nous repérons la Casa Rectoral, notre gîte, à sa noble façade et à la présence de la Mercedes arrêtée à quelques pas de là. Je réalise à l’instant que nous n’avons pas vu jusqu’ici une seule voiture, même en stationnement. Peut-être sont-elles dans des cours intérieures ? Ce sentiment de bout du monde est bien là, présent partout. La façade ocre de notre gîte est splendide avec son petit balcon de fer forgé et ses rares fenêtres. Probablement abandonné pendant longtemps, quelques petits travaux ont rendu cet endroit habitable et cela va s’améliorer encore nous dit Henri l’hospitalier, intarissable, jovial, extraverti. Henri est toulousain, romancier, cuisinier et je ne sais plus quoi encore. Il nous raconte qu’il y a deux ans, à la suite d’une formidable tornade, le clocher de l’église s’est effondré, écrasant le reste de l’édifice et l’unique arbre de son parvis et probablement aussi du village. Il y a effectivement prés d’ici un énorme tas de briques et un tronc d’arbre calciné, tordu, supplicié, monstrueux. Ce qu’il en reste se termine par ce qui pourrait être une tête de dragon aux yeux fous et aux narines dilatées par la souffrance et la peur. Une tête de proue de drakkar ! Mon téléobjectif n’est pas suffisant pour fixer cette bizarrerie. Je verrai le soir venu passer une vieille femme qui évitera soigneusement l’endroit tout en se signant plusieurs fois. Alors que j’en parlais à Henri, il me dira d’un ton mystérieux : « Vous avez remarqué vous aussi ! On ne connaît jamais les combats que se livrent le bien et le mal dans notre univers ». Il ajoute que le curé du village a fait reconstruire un clocher de fortune, celui que nous avons vu en arrivant à l’autre bout du pays, et dit la messe dans la chapelle Nostra Señora de Perales, elle aussi à l’autre bout du pays. Il n’est pas question de reconstruire ici comme si l’endroit était devenu malsain, maudit. C’est la seule histoire vraiment curieuse, à la Paulo Coelho, qu’il nous a été donné de connaître pendant tout le chemin.
Comme promis notre Stéphanoise et Marie-Thérèse nous ont fait un plat de lentilles au lard qui embaume la cuisine. Henri est là, bien sûr, ainsi que deux jeunes Espagnoles qui viennent de Barcelone en VTT et qui sont presque arrivées puisqu’elles s’arrêtent à Leon. Saint-Jacques sera pour l’année prochaine nous disent-elles. L’ambiance est joyeuse et le vin fort bon. La lumière de cette fin de soirée, que nulle pollution ne vient atténuer, est magnifique. La terre chauffée tout le long du jour va bientôt générer des vents thermiques qui vont secouer les tuiles de cette imposante maison et soulever des nuages de poussière jusqu’au coucher du soleil.

Jeudi 15 juin : Bercianos - Mansillas de las Mulas 24 km
Départ à 7 h 30 de Bercianos. Il fait un temps splendide. La Sierra Cantabrique et son pic de l’Europe vont nous accompagner toute la journée au loin sur notre droite. Ses couleurs vont se modifier peu à peu selon la hauteur du soleil et feront l’objet de toute notre attention tant la route va être à nouveau droite, plate, monotone, sans ombre, sans eau, mais finalement combien envoûtante.
Les sept premiers kilomètres sont avalés en un peu plus d’une heure et nous entrons dans El Burgo Ranero qui a un plan de modeste bastide ovale coupée en son milieu par le Chemin de Saint-Jacques. Les nids de cigognes sont nombreux sur le clocher de l’église. Il y règne une grande agitation ce matin. Les cigogneaux sont maintenant grands, on les aperçoit nettement sur le rebord du nid, et il se pourrait bien que ce soit le jour de leur premier vol. Un café ouvert nous accueille pour un solide second petit-déjeuner.
Ce sont à nouveau une dizaine de kilomètres en ligne droite qui s’offrent à nous avant de retrouver la voie romaine à Reliegos. Ce modeste village est rempli de pèlerins, de ceux qui sont passés par Calzadilla de los Hermanillos sur la voie romaine, des gens de toutes sortes. Marie-Thérèse marque un léger désappointement, car nous n’en connaissons aucun. Comme c’est bizarre ! Reliegos a subi les raids d’Almanzor. Il en reste les ruines de son clocher éventré. Je me demande comment fait-il pour rester encore debout avec le temps. Le pisé, car cela ressemble à du pisé, n’a pas la réputation de résister aussi longtemps.
Mansillas de las Mulas est entouré de remparts construits avec les galets du Rio Esla. C’est une charmante petite ville médiévale avec ses rues quadrillées, ses places aux arcades, ses églises, ses commerces nombreux et variés. Le gîte est tenu par une Espagnole qui vit en France.
Nous pourrions rester ici quelques jours pour visiter l’église cistercienne de Sandoval, monument national, ainsi que San Miguel de la Escalada, magnifique joyau de l’art mozarabe qui a précédé celui instauré par Cluny. Le monastère de Gradefes, toujours en activité, serait aussi à visiter. Nous avons estimé qu’il était préférable de s’arréter à Leon.

Vendredi 16 juin : Mansillas de las Mulas - Leon 18 km
Nous quittons Mansillas de las Mulas à 7 h en repassant les remparts de la ville et en empruntant un beau pont sur le Rio Esla. Cela débute comme les jours précédents par un chemin droit et plat mais sauvagerie et exotisme ont disparu. Nous sommes dans la plaine agricole, verte, habitée.
A l’entrée de Villarente, nous traversons un pont de pierre long, étroit et sinueux, le « puissant pont », que Aymeri Picaud qualifiait déjà ainsi en 1140. Ce pont enjambe le Rio Porma.
Leon n’est plus qu’à 8 km. Le chemin suit une série de petites collines et au sommet de l’une d’elles Leon se dévoile, grande citée dans la brume du matin. Comme à Burgos, les 3 derniers kilomètres sont parcourus en autobus (ligne 6), car nous détestons marcher sur l’asphalte des villes sans repère. Leon est une ville animée, bien construite, certainement très agréable à vivre. Je la préfère à Burgos. Nous trouvons un hôtel pas trop cher dans le centre de ville : l’hôtel Guzman.
La cathédrale gothique est française d’allure. Santa Maria de Regla présente tout un ensemble remarquable de vitraux, de statues et de peintures. Nous nous y attardons longuement admirant l’élancement, la légèreté et la lumière marine qui baigne cet ensemble avant de parcourir le cloître attenant. Tout à côté San Isidoro la romane renferme sous ses voûtes enluminées du XIIe siècle les tombeaux des rois de Leon. Ces peintures murales, que l’on a surnommées « la chapelle Sixtine de l’art roman », sont proches de celles de Saint-Savin près de Poitiers que nous avions visité alors que je descendais de Paris à vélo il y a de cela bien des années. C’est à San Isidoro que le Cid épousa Chimène. En visitant ces lieux je ne pouvais éviter d’évoquer le : « Il est joli garçon l’assassin de papa ! » ce qui, à coup sur, m’a fait négliger quelques merveilles. Le musée lui, renferme des parchemins magnifiques de l’époque wisigothique et tout un statuaire mis à l’abri des vols et autres avatars. Certaines statues de la Vierge sont d’une beauté à couper le souffle. Ce sont des statues des XIe et XIIe siècles, Vierges de miséricorde, mères de Dieu d’une infinie majesté, mères des hommes d’une infinie bonté. Je serai toujours stupéfait par la qualité et la foi de ces sculpteurs du Moyen Age qui ont su si bien rendre ce dont l’homme aura toujours besoin : amour, réconfort, absolu, sens du divin. Je suis aussi surpris par la grande parenté de ces statues le long du « Camino Francés », parenté que l’on peut étendre aux portails et aux églises : églises de Charente, Sainte-Foy de Conques, Saint-Pierre de Moissac, Saint-Sernin de Toulouse, Pampelune, Saint-Martin de Fromista, San Isidoro ici-même et plus tard dans le Bierzo comme à Compostelle. Tous ces sculpteurs, tous ces constructeurs du Centre et du Sud-Ouest de la France comme ceux de cette partie de l’Espagne ont partagé, à coup sur, les mêmes valeurs esthétiques, spirituelles, qui étaient véhiculées par le flux des pèlerins.
Après la cathédrale et San Isidoro, le troisième monument qu’il faut absolument voir est l’Hostal San Marcos, merveille plateresque du XVIe siècle et aussi parador où nous comptons bien aller dîner comme à San Domingo de la Calzada. L’actuel monastère San Marcos fut construit sous Charles-Quint, petit-fils de Marie de Bourgogne et arrière petit-fils de Charles le Téméraire ennemi intime de notre roi Louis XI. Accolé à l’hôpital, il se trouve sur une large place bordée par le Rio Bernesca. L’ordre de Saint-Jacques-de-l’Epée dont l’emblème était la croix épée rouge que je porte sur mon chapeau et qui avait pour mission la protection des pèlerins en avait fait sa maison-mère. Cet ordre guerrier fut dissous, tout comme celui des Templiers, mais cela se passa ici sans drame excessif. La façade de l’église, surmontée d’une jolie balustrade, est recouverte de coquilles saint-jacques. L’intérieur est une vaste nef gothique que nous n’avons pu visiter complètement pour ne pas gêner un office religieux privé qui s’y déroulait. La nuit venue nous reprenons le chemin de San Marcos pour dîner au parador. Nous retrouvons au bar quelques pèlerins allemands que nous connaissons. Les retrouvailles sont toujours chaleureuses et bruyantes. La salle à manger donne sur les jardins qui bordent le Rio Bernesca. Le maître d’hôtel, bon enfant, nous accueille avec un sourire entendu bien que nous n’ayons pas réservé ni tout à fait la tenue de rigueur. Notre bronzage de pèlerin plaide pour nous. Nous commandons ce qu’il y a de mieux ou presque y compris un vin rosé plein de fruit.
Cela fait quinze jours que nous avons quitté Iseut à Los Arcos. Nous en parlons à table et quelque chose nous dit par je ne sais trop quelle communion de pensée que nous n’allons pas tarder à le revoir. Eh bien ! vous n’étes pas obligé de me croire, le premier visage que nous rencontrerons le lendemain matin sera celui d’Iseut qui arrive de Mansillas et qui cherche une pension au calme pour passer deux jours à Leon. Nos retrouvailles s’effectuent devant un excellent menu du pèlerin, chacun raconte dans le détail son bout de chemin. Iseut nous paraît en grande forme bien qu’elle se dise fatiguée et à court de sommeil. Ce soir nous dormirons au couvent des sœurs à la discipline draconienne. Il est vrai qu’il est bondé d’Espagnols, de Brésiliens, d’Allemands et autres nationalités.
Au Moyen Age, alors que le politique et le religieux n’étaient pas nettement séparés, il était fréquent dans le nord de la France et dans les Flandres d’avoir une démarche religieuse pour répondre à une sanction. Aujourd’hui en Belgique, il existe toujours une certaine forme de pèlerinage judiciaire pour les jeunes délinquants : le mineur part avec son tuteur pour Compostelle. Nous rencontrons ainsi au couvent un jeune Belge dans ce cas que son tuteur a abandonné. Il ne semble pas très fier de lui et attend avec inquiétude un ordre de rapatriement de Belgique qui finira par arriver. Pour autant il ne savait pas si le chemin parcouru depuis son pays serait suffisant pour purger sa peine voire l’atténuer. Nous rencontrons aussi deux femmes qui accompagnent quelques jeunes en difficulté habitant la Bretagne. Il y a quatre filles et un garçon, de dix-huit à vingt ans, tantôt têtes à claques, tantôt désarmants de gentillesse. Nous les suivrons jusqu’à Astorga.
Ce soir, dans ce couvent, nous sommes revenus sur le chemin, la journée de tourisme d’hier fait partie du passé. Nous serons debout demain matin à six heures pour effectuer une étape de 35 ou 38 km. En attendant nous dînons dans une bodegas qui a conservé de belles et grandes amphores, de forme romaine, dont on a vu qu’elles venaient de Navarette, dans lesquelles le cabaretier puise son vin pour ses clients. Ce soir nous abandonnons Iseut une nouvelle fois. Celle-ci veut récupérer en dormant.

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