mardi 23 décembre 2008

De Leon à Portomarin


Dimanche 18 juin : Leon - Hospital d’Orbigo 35 km

Départ du couvent à 6 h 30. Je crois que c’est un record. Nous croisons dans les rues de Leon des jeunes qui sortent des boîtes de nuit et qui nous souhaitent joyeusement et très naturellement un bon chemin. Le beau temps se poursuit, c’est une vraie chance. Nous avons le sentiment d’entreprendre la dernière partie de notre pèlerinage avant d’arriver en Galice, sentiment partagé entre la joie de toucher au but et la crainte d’avoir encore à traverser deux bourrelets montagneux qui nous mèneront à plus de 1400 m d’altitude, encore plus haut que Roncevaux ! Nous repassons devant San Marcos, façade magnifique dans la lumière rose du matin pour traverser le Rio Bernesca au bout de cette immense place qui longe San Marcos. Je photographie Marie-Thérèse devant l’émouvant calvaire sur les marches duquel un pèlerin de bronze est assis épuisé, pieds nus, ses sandales à côté de lui. Le fleuve franchi, nous engageons dans un faubourg nouvellement rénové. L’ensemble est fonctionnel mais froid. Cela m’importe peu à vrai dire car notre marche est rapide. Nous arrivons très vite à Virgen del Camino que traverse la N120. Ce lieu d’apparition de la Vierge dans les années 1500 ressemble beaucoup à ces patelins transpercés par la N20 aux portes de Paris comme Montlhery ou autres. Un bistro est ouvert, nous y prenons le traditionnel cafe con leche. L’architecture de l’église moderne de la Vierge du chemin, œuvre du Dominicain portugais Francisco Coello, m’a semblé avoir mal supporté le temps. De même les statues des apôtres entourant la Vierge, œuvre du catalan Subirachs, n’ont suscité chez moi aucun sentiment particulier. Peut-être avais-je l’esprit ailleurs, je ne sais.
A nouveau, nous sommes aux portes du désert, le paramo, vaste plateau à 800 m d’altitude entre les Rios Bernesca et Esla que nous venons de traverser et le Rio Orbigo à une trentaine de kilomètres devant nous. L’irrigation fertilise des pans entiers de ce pays, mais on sent le désert présent, prêt à reprendre le dessus si l’eau venait à manquer. Une fois de plus le chemin s’allonge dans ce paysage sans limite, sans rien pour arrêter le regard, le long de la N120 qui n’est autre que la chaussée romaine Bordeaux Astorga. Nous pensions nous arrêter si besoin à Villadangos del Camino. Comme il n’est que 11 heures, nous irons à Hospital d’Orbigo, 13 km de ligne droite plus loin. Il est 14 h quand nous arrivons à Puente de Orbigo. Le fameux pont roman est là qui serpente et ondule par le poids des ans et la poussée des eaux. Il est célèbre à double titre : avec ses vingt arches, il est aussi long que celui Villarente peu avant Leon, c’est aussi en ce lieu que, pour l’amour d’une dame, le seigneur Suero de Quiñones défia tous les chevaliers qui voulaient franchir le pont. Le combat dura un mois, on rompit trois cents lances et il y eut un mort. Ce seigneur aurait servi de modèle au don Quichotte de Cervantes. Nous traversons ce pont dont les dalles gardent trace des roues de charrette à certains endroits. De l’autre côté du Rio Orbigo, nous sommes à Hospital de Orbigo où deux gîtes nous attendent : le gîte communal et le gîte paroissial. Nous choisissons ce dernier où nous recevons un accueil chaleureux. Nous faisons la connaissance d’un ménage canadien que nous côtoierons jusqu’à Santiago. Marie-thérèse qui n’avait pas compris ou entendu que ces gens-là était mariés, les présenta, très mondaine, l’un à l’autre. Fou rire ! Bien évidemment, je leur demande des nouvelles de Guy Normand. Question sans réponse une fois de plus. Nous faisons aussi connaissance de deux jeunes Bretonnes qui travaillent à Nantes. Génola est médecin, Florence infirmière. Les pieds de Génola font peine à voir. Marie-Thérèse lui donne des semelles qu’elle va savamment découper pour que ses ampoules ouvertes ne soient pas en contact avec ses chaussures.

Lundi 19 juin : Hospital d’Orbigo - Murias de Rechivaldo 22 km
Départ à 7 h 30. Il fait beau et frais. Nous sommes très vite dans la campagne qui change. De nombreuses cultures maraîchères s’étalent à droite et à gauche entrecoupées de petits bois de chênes et de peupleraies. Le chemin vallonné est tantôt caillouteux tantôt sablonneux. Cette variété nous enchante après tant de lignes droites depuis Burgos. Nous rencontrons un cavalier allemand à pied. Son cheval blessé marche à ses côtés. Il m’a semblé qu’il comptait rallier Santiago ainsi. Nous arrivons très vite à Astorga, ville importante aujourd’hui, romaine il y a deux mille ans, détruite puis reconstruite par les Wisigoths, détruite par les Arabes, reconstruite, assiégée par les Français sous Napoléon. Une histoire quelque peu tourmentée dirons-nous ! Point d’aboutissement de la fameuse voie romaine venant de Bordeaux que nous suivons plus ou moins depuis la frontière, c’est ici que la voie de l’argent, Chemin de Saint-Jacques en provenance de Seville, rejoint le Camino Francés. Cette ville nous apparaît comme une formidable forteresse aux remparts impressionnants, au sommet desquels on aperçoit la cathédrale Santa Maria et le palais Gaudi dont je déteste l’architecture prétentieuse comme j’avais détesté la Casa de los Botines, du même Gaudi à Leon. Nous entrons dans la ville par la Puerta del Sol, la porte elle-même a disparu. Notre ami Herbert dont je n’ai pas encore parlé s’arrête dans un couvent sur notre gauche. Je ne sais s’il s’agit de celui fondé par François d’Assise. Nous parcourons quelques rues bordées de vénérables demeures pour arriver sur la Plaza Mayor sur laquelle se trouve la mairie, puis devant la cathédrale d’aspect baroque. Elle est fermée aujourd’hui lundi. Nous ne verrons donc pas la Vierge en majesté, cette sculpture romane, en bois et argent, tant vantée par notre guide ni le retable de Becerra. Un coup d’œil rapide à la façade plateresque suffira, juste le temps d’apercevoir un saint Jacques agenouillé en habit de pèlerin. Dépités nous décidons de poursuivre un peu plus loin, le premier gîte venu fera l’affaire, ce sera Murias de Rechivaldo à quelques kilomètres. Et puis Marie-Thérèse, encore sous le coup de sa déception, entre dans le premier restaurant venu sans se soucier le moins du monde de la carte affichée ni des prix. Comme par hasard il s’agit d’un restaurant de luxe, avec nappe de toile blanche et couverts en argent anglais. Souhaitons qu’il soit aussi bon restaurant qu’il est cher. Nous commandons une sorte d’aïoli local que je trouve assez fade et que Marie-Thérèse trouve délicieux. Le fameux cocido maragato, sorte de ragoût de sept ou huit viandes et de légumes, n’est pas au menu, du moins je ne l’ai pas vu. Je n’ai aucun souvenir du vin, blanc assurément, bu ce jour-là. Cela veut au moins dire qu’il n’était pas franchement mauvais. Nous sortons de cet établissement l’estomac chargé et je suis ravi d’avoir encore à marcher 5 km pour faire passer tout cela. Pendant notre déjeuner, le temps a tourné à l’orage, il fait lourd et nous sentons l’humidité de l’air sur notre visage.
Malgré tout, nous arrivons rapidement à Murias de Rechivaldo « à l’architecture typiquement Maragate » précise notre guide. Maisons basses aux tuiles romanes en bonnes pierres et chaux ocre,. Un village en tout cas propre, bien entretenu, prospère, à la sortie duquel nous trouvons un petit gîte sympathique. Nos Bretonnes, Génola et Florence, sont déjà là, soignant leurs pieds. Nous nous installons. Je commence à avoir l’habitude de prendre des douches froides. Arrive aussi notre ami Herbert qui est un Allemand du Sud. Ingénieur, il fut responsable de la documentation technique chez IBM Allemagne. Aujourd’hui il effectue son deuxième pèlerinage à Saint-Jacques. Petit, sec, l’œil bleu malicieux, les cheveux blancs immaculés, taillés en brosse, il a le visage énergique des gens qui raisonnent carré et qui décident vite. Une solide foi l’anime, qu’il aime afficher avec la détermination des gens calmes surs d’eux-mêmes. Arrive aussi le groupe de jeunes en difficulté et leur accompagnatrice que nous avions déjà vus chez les sœurs à Leon. Ils ont l’air exténués, leur accompagnatrice a dû louer un taxi minibus depuis Astorga dont le gîte affichait complet. C’est fou ce que ces jeunes peuvent fumer ! Les cigarettes se suivent sans discontinuer. L’une des jeunes filles, au type vietnamien, s’installe dans le même châlit que le mien, elle en bas, moi en haut. Je serai secoué toute la nuit par ses sauts de carpes. Le lendemain matin, comme je lui disais qu’il n’est pas facile d’essayer de dormir au-dessus d’elle, elle me répondra, avec un sourire ingénu, « vous savez, mon petit ami m’a balancé pour ça ! ». J’admire le courage et le dévouement de leur accompagnatrice, grande femme blonde, qui a l’œil sur tout et qui essaie de leur donner des repères en les faisant marcher vers Santiago.
Nous dînons en compagnie d’Herbert dans l’auberge du pays. Il y a deux auberges dans ce petit pays. Le menu du pèlerin est excellent. L’aubergiste nous assure qu’il sera ouvert demain matin à 6 h 30 pour nous servir le petit-déjeuner si nous le désirons. C’est la première fois qu’on nous fait cette proposition en Espagne, si tôt !
Je remarque à plusieurs reprises de très gros chiens à longs poils blancs qui montent la garde dans le jardin des villas un peu cossues dont l’architecture moderne tranche avec le reste du village. Le pays serait-il peu sûr ? Quoi qu’il en soit ces chiens ne s’intéressent pas à nous et Marie-Thérèse n’a pas besoin de sortir son appareil à ultrasons, c’est l’essentiel.

Mardi 20 juin : Murias de Rechivaldo - Rabanal del Camino 17km
Il fait brumeux et frais ce matin, nous sommes, il est vrai, à 1000 m d’altitude. A 6 h 30, nous sommes dans le bistro du pays pour prendre un bon petit-déjeuner. Cafe con leche et tortilla con jamon pour moi, un délice ! A 7 h, nous sommes en route sur un vaste chemin de terre caillouteux qui double une route abandonnée. Nous avons le choix, le goudron qui, à la longue, fait mal aux pieds ou le caillou qui parfois roule sous la semelle. Nous alternons donc selon l’humeur. En me retournant j’aperçois les flèches de la cathédrale d’Astorga, qui émergent de la brume, éclairées en ombre chinoise par un pâle soleil jaune. Je reste un moment à contempler ce spectacle, je rattraperai Marie-Thérèse et Jeanine un peu plus tard.
Au kilomètre 7, nous entrons dans Santa Catalina de Somoza, encore endormi, par un joli chemin creux. Son café-épicerie est fermé. Le soleil, encore rasant, donne un joli ton, couleur terre de sienne, au clocher mur de l’église. Notre chemin se poursuit toujours en double à travers une campagne d’herbe rase et de broussailles, parsemée çà et là de chênes verts et de pins. Sans nous en rendre compte nous montons petit à petit vers les monts du Leon que nous traverserons demain. El Ganso ressemble trait pour trait à Santa Catalina et à Murias : même rue Royale que les pèlerins empruntent, mêmes maisons basses, mêmes tuiles romanes, mêmes murs de pierres sèches, même église avec son clocher mur, même ocre dominant. Ici une grange a été transformée en buvette pour les pèlerins. Nous nous y arrêtons prendre un café. Le patron nous déclare qu’il vient de trouver devant sa porte un trèfle à quatre feuilles qu’il range soigneusement dans une boîte de fer blanc avec les autres spécimens de sa collection, environ une douzaine ce qui me semble beaucoup.
Après une longue traversée d’un beau bois de pins qui sent bon la résine, comme à Oleron, nous entrons dans Rabanal del Camino en passant devant la jolie chapelle : la Ermita del Bendito Cristo de la Vera Cruz (du Christ béni de la vraie croix). Il est 11 h 30. Marie-Thérèse et moi aurions volontiers poussé plus loin, jusqu’à Foncebadon par exemple ou mieux Manjarin à propos du quel le guide annonce : « petit refuge rustique de montagne ». Jeanine est fatiguée. Nous n’irons donc pas plus loin aujourd’hui.
Une commanderie des Templiers existait ici en l’an 1100 disait Aymery Picaud comme en témoigne encore l’église Santa Maria au chevet semi circulaire roman. Ce village était en ruine il y a une dizaine d’années. Les Anglais de la Fraternité Saint-James ont reconstruit une maison pour y faire un gîte. Depuis les habitants sont revenus, une centaine peut-être ? Il y a deux restaurants, deux refuges dont l’un est municipal, deux épiceries. Certes toutes les ruines n’ont pas disparu. La rue Royale, qui fut pavée, cela se voit encore à certains endroits, est presque entièrement bordée de jolies maisons basses habitées, reconstruites avec les pierres des anciennes habitations.
Nous choisissons le gîte anglais tout proche de l’église, les dortoirs sont propres et les sanitaires aussi. Des travaux en cours vont l’agrandir notablement. Nous y retrouvons la bande de Français habituels, les Bretonnes Génola et Florence, Herbert. Nous faisons connaissance d’un jeune Brésilien, André, très volubile, parlant très bien français, de culture nord américaine, il travaille dans une boîte américaine d’audit. Il a rencontré Silke, la jeune Allemande de Stuttgart, et la recherche depuis. Marie-Thérèse lui apprend que cette dernière, faute de temps a pris un autobus pour s’avancer un peu. Elle est donc devant nous, quelque part du côté de Pontferrada. André décide donc de forcer l’allure pour la rejoindre. En fait André marchera au même rythme que nous, tout heureux de bavarder en français, et nous finirons tout de même par rejoindre Silke un peu surprise de tant d’attention.
Le soir venu on nous annonce que deux moines bénédictins, venus de San Domingo de Silos, chantent les complies à l’église. L’église est pleine de pèlerins pour cette liturgie qui nous rappelle celle des Prémontrés de Conque. Avant d’aller dîner d’une succulente tourte à la tomate, oignon et thon, l’empanada, nous assistons au coucher de soleil derrière la montagne toute proche à l’Ouest. L’air est limpide et calme. Nous sommes à 11 ou 1200 m d’altitude.

Mercredi 21 juin : Rabanal del Camino - Molinaseca 27 km
Départ à 7 h après un petit-déjeuner offert par le gîte. Le thé y tient une place importante comme il se doit. Le vent d’Ouest charrie de gros nuages, mais les pans de ciel bleu sont conséquents. Nous entamons la grimpette vers Cruz de Hierro, la croix de fer qui culmine à presque 1500 m, soit un peu plus haut que le passage des Pyrénées au col de Lepoeder. Nous avons devant nous 8 km de montée, soit par une petite route de montagne, soit à travers la lande couverte de petits buissons odoriférants. Notre entraînement aidant nous les avalerons à bonne allure. Nous traversons Foncebadon en ruine, qui aurait hébergé un concile au Xe siècle, puis au sommet de la côte émerge la fameuse Cruz de Hierro, ou de Ferro, érigée sur son cairn. La coutume veut en effet que chaque pèlerin y jette une pierre. Les poches de Jeanine renferment quelques trésors : deux ou trois petites pierres enveloppées dans des petits papiers qu’elle déplie consciencieusement avant de les lancer au sommet du cairn en marmonnant je ne sais trop quelles intentions. J’ai dans ma poche un cristal de roche, trouvé à Montbonnet, que je destine à un autre usage, aussi je prends une pierre au hasard et la jette dans un geste de joueur de pétanque. Il s’agit en effet de ne pas me ridiculiser en manquant le sommet du cairn, de plus quelques pèlerins circulent tout autour. On ne sait jamais ! Je ne suis pas d’une adresse remarquable. Marie-Thérèse jette la sienne qui provient du Rio Arga. Nos Bretonnes accomplissent ce geste avec beaucoup de sérieux. Herbert, lui, ricane de ce rite païen christianisé. Cette croix de fer est fichée au sommet d’une forte perche, elle marquait jadis, avec toute une série d’autres, le passage du col enfoui sous la neige. La perche d’aujourd’hui est rabotée, lasurée, cerclée de fer, j’en passe. L’Office du Tourisme local a jugé que c’était sans doute mieux ainsi. Cela me déçoit quelque peu, j’aurais préféré un mat plus noueux, noirci, fendu par le soleil, le vent et le gel, plus en conformité avec le splendide paysage sauvage qui s’étale sous nos yeux. Ces monts du Leon nous rappellent, par leurs formes et les couleurs brune et verte qu’ils déploient, les Pyrénées entre Saint-Jean-Pied-de-Port et Roncevaux. L’ombre portée des gros nuages blancs et noirs, qui ne cessent de passer rapidement, ajoute à la splendeur des lieux.
Encore un peu de plat sur la petite route et nous arrivons à Manjarin avant d’entamer la descente vers Molinaseca, 1000 m plus bas ! Manjarin est un hameau à moitié démoli au sommet duquel flotte l’oriflamme des Templiers au bout d’une perche comme celle que j’aurais aimé voir à la Cruz de Hierro. Dès que nous sommes aperçus par un guetteur invisible, une trompe de chasse raisonne, puis c’est le son aigrelet d’une petite cloche frénétiquement agitée. Je m’attends à tout moment au déclenchement de la chevauchée des Walkyries ou de la fanfare de l’American Légion. Un jeune homme, Thomas, un foulard sur la tête à la manière des corsaires, nous propose un café et des biscuits dans une bergerie sommairement retapée. Ce gîte rustique doit être d’un grand secours en cas de mauvais temps. Nous aurions pu faire ce trajet hier après-midi et dormir ici, le coucher de soleil sur la plaine du Bierzo, plus à l’Ouest, devait valoir la peine. Ne regrettons rien cependant. J’ai appris depuis que les Institutions, bien intentionnées, voulaient fermer ce petit gîte pour cause d’insalubrité. Souhaitons que non.
Je n’aime pas les descentes, même sur la chaussée comme ici. Un cycliste anglais met pied à terre devant le pourcentage impressionnant qu’il va lui falloir dévaler. Madame, gantée de blanc, suit en Bentley, au pas. André parie que cette dame doit avoir du thé glacé dans sa boîte à gant réfrigérée pour réconforter son pèlerin ou randonneur de mari, à moins que cela soit un vieux malt.
Peu à peu la plaine du Bierzo se présente à nous, fermée 30 km plus à l’ouest par la chaîne du Cebreiro qui marque l’entrée en Galice. En parcourant des yeux sa ligne de crête, je me demande dans quelle trouée nous allons nous engager pour passer de l’autre côté. La réponse nous sera donnée après-demain. Le sentiment d’espace est saisissant, perchés là où nous sommes, avec le soleil dans le dos qui amplifie les reliefs de ce vaste bassin dans lequel le vert domine et que l’on devine riche et fertile. A nos pieds Pontferrada émerge de la brume, les cheminées géantes et le lac de refroidissement de la centrale thermique sont bien visibles.
Nous déjeunons à El Acebo à 1150 m après avoir manqué de peu un taureau qui s’était échappé de son étable et que son berger poursuivait en vociférant. El Acebo est un joli village de montagne avec ses toits d’ardoises ou de lauses débordant largement, ses terrasses abritées abondamment fleuries, ses passages couverts. L’aubergiste nous propose quelques chambres d’hôte à petit prix, nous transmettons cette proposition aux deux Bretonnes qui acceptent sans hésiter. Comme Silke, faute de temps, celles-ci ont l’intention de prendre le bus pour s’avancer un petit peu. N’oublions pas que l’évêché de Santiago remet la Compostela à ceux qui ont accompli les 100 derniers kilomètres à pied, 200 pour les cyclistes. Nous sommes ici encore à environ 200 km du but, 222 km disait le poteau indicateur planté à Manjarin. Génola et Florence peuvent donc prendre le bus tranquillement. Nous arriverons cependant ensemble à Saint-Jacques !
Un monument fait de morceaux de bicyclette ajustés de façon hétéroclite attire mon attention à la sortie du village. Il s’agit du nième monument à la mémoire d’un pèlerin allemand tombé dans cette descente infernale. Notre Anglais de ce matin ne manquera pas de penser qu’il a été sage quand il passera devant. J’ai soudainement une inquiétude pour la carrosserie de la Bentley passant dans la rue étroite de ce village. Les vieux, assis sur des petits bancs devant leur porte et qui étendent leurs jambes au soleil, vont devoir laisser la place. Nous ne serons plus là pour jouir du spectacle ni pour entendre les commentaires !
La chaussée fait place à des chemins creux magnifiques, toujours aussi à pic. Les cailloux roulent sous mes pieds. Je descends à mon rythme, prudemment quand nous traversons de larges plaques de schiste fortement inclinées. J’aimerais ici avoir deux bâtons. Faute de mieux, je resserre à plusieurs reprises le haut de mes chaussures pour éviter d’avoir les ongles de pied noirs. Au fur et à mesure que nous descendons la chaleur se fait plus forte. Les cistes du chemin exhalent une odeur aromatique agréable qui ressemble, dit-on, à celle de l’ambre gris. De temps à autre je passe ma main sur leurs feuilles qui sécrètent cette gomme odorante.
Nous sommes à Molinaseca à 14 h, l’altitude est de 600 m. Belle arrivée par le dessus. Nous dominons cette petite ville, son église massive au clocher carré, son pont romain sur le Rio Meruelo dans lequel des jeunes se baignent. Cela sent les vacances. L’endroit est touristique, les auberges abondent, les boutiques chics aussi. Nous trouvons notre gîte à la sortie vers Pontferrada dans l’ancienne chapelle Saint-Roch que les Amis de Saint-Jacques du Bierzo ont entièrement vidé pour y installer un aménagement intérieur moderne dont une cheminée centrale entourée de gradins assez large pour pouvoir y dormir en cas d’affluence. La vigne est partout sur les hauteurs avoisinantes et les roses inondent les jardins voisins de notre gîte. Nous avons vécu une belle journée, semblable à celle de la traversée des Pyrénées.

Jeudi 22 juin : Molinaseca - Cacabelos 21 km
Départ à 7 h. Il fait beau. Une petite route nous amène, à travers les vignes, à Pontferrada distant de 6 km. En traversant le vieux village de Campo par la calle Camino Real, nous croisons un groupe du troisième âge, tous opérés du cœur, qui marche pour obéir aux prescriptions des médecins. Ce sont 10 ou 15 km qu’ils font, si j’ai bien compris, tous les matins. La forme me paraît excellente. Nous nous quittons par des : « buon Camino » d’usage. Avant d’arriver à Pontferrada, j’ai le temps d’admirer une cigogne planant interminablement entre des peupliers au-dessus des marais. Magnifique !
L’entrée à Pontferrada (pont de fer) se fait par un pont médiéval sur le Rio Boeza. Le pont de fer se trouve, lui, sur le Rio Sil. Nous le traverserons sans nous en rendre compte tout à l’heure. Ce fameux pont, dans lequel le fer, extrait non loin de là, intervenait, fut l’objet d’une très grande renommée de par son avance technologique. Il fut en effet construit vers l’an 1100 par Osmond, évêque d’Astorga. Le château des Templiers, devant lequel nous passons, est impressionnant. Avec ses tours et ses remparts crénelés, il aurait servi de modèle à maints films hollywoodiens.
La sortie de Pontferrada nous semble interminable, d’abord en traversant une banlieue industrielle avec les énormes tas de charbon qui alimentent la centrale thermique aperçue hier, puis une banlieue résidentielle où habitent les cadres de la société minière qui extrait le charbon et exploite la centrale. Nous sortons de Pontferrada sans nous en rendre compte pour entrer dans une suite de villages maraîchers. Le chemin nous paraît affreusement monotone par rapport à celui effectué hier. Nous avons hâte d’arriver soit à Cacabelos soit à Villafranca del Bierzo. Un arrêt à Villafranca nous obligerait le jour suivant à terminer en haut du Cebreiro après une rude montée en début d’après-midi, au moment où il fait chaud, même en altitude. En récompense, nous aurions le lendemain matin la vue sur la mer de nuage du côté de la Galice. Un arrêt à Cacabelos nous ferait faire une étape supplémentaire, mais surtout nous ferait grimper au Cebreiro le surlendemain matin. En partant tôt, nous pourrions arriver en haut avant que la mer de nuage ne se dissipe. Il faudra du beau temps dans les deux hypothèses, ce qui semble le cas. Finalement nous optons pour l’arrêt à Cacabelos. Et puis ce trajet monotone, en compagnie d’André, nous a fatigué les pieds. Lui-même, qui marche en basquets, a des débuts d’ampoule.
Comme la plupart des villages du chemin, Cacabelos existait au Xe siècle. On y a construit cinq hôpitaux qui ont plus ou moins disparu depuis. Nous prenons un pot sur une jolie petite place à arcades ombragée. Ici aussi le carillon de l’église est un Big Ben diffusé par haut-parleur. C’est ici aussi que nous réglons une bière 400 pesetas ! un prix parisien ! Le gîte est quelconque. Nous partageons notre chambre avec une Brésilienne de Porto Allegre, mince et belle. Ses enfants sont déjà adultes nous dit-elle. Elle ne parle malheureusement ni l’Anglais, ni l’Espagnol, ni évidemment le Français. Le soir venu, elle préfèrera dormir à même le sol pour ménager son dos.

Vendredi 23 juin : Cacabelos - Ruitelan 27 km
Nous quittons Cacabelos à 7 h en traversant un joli pont médiéval sur le Rio Cúa. Il fait beau. Notre chemin parcourt une terre riche plantée de vignes. Marie-Thérèse aperçoit un renard qui traverse tranquillement, un serpent dans la gueule. Moi je suis attiré par une splendide propriété au sommet d’une petite colline. Des pins parasols énormes entourent la maison au toit d’ardoises, aux murs blanchis à la chaux et aux volets verts. Encore une maison que j’habiterais volontiers, dans un pays de vignoble en plus ! Ici, l’ardoise ou la lause remplace la tuile. La montagne approche.
Villafranca del Bierzo, ville des francs, fondée sur le chemin en 1070 dit la chronique. Cela se voit, dès l’arrivée, au magnifique chevet roman de l’église Santiago qui me rappelle, une fois de plus, les chevets des églises de Charente. J’adore tout de suite l’ambiance de cette petite ville, ses placettes, ses rues étroites où l’ombre et la lumière sont si tranchées, les façades de ses nobles maisons de maître. Un régal, j’en viens à regretter notre choix d’hier, d’autant plus que c’est ici que se trouve le fameux gîte de la famille Jato, je l’avais oublié ! Nous retrouvons sur la place principale notre Felix qui, souffrant de son genou a fait le trajet en car. Il attend André et Walter qui arrivent à pied ce soir. Voilà des retrouvailles qui nous font plaisir.
En quittant Villafranca, nous franchissons un seuil pour emprunter la vallée du Rio Valcarcel qui dégringole des monts du Cebreiro. Nous sommes à 20 km du pied de la célèbre montée et pour nous l’horreur va commencer avec un énorme chantier de travaux publics. Il se construit une autoroute qui survole toute la vallée. Nous allons devoir rester sur la route, la N 6, une grande partie de la journée. Un bruit d’enfer, des poids lourds qui nous frôlent à moins d’un mètre bien que nous marchions le plus souvent derrière les glissières de protection, voilà ce que nos mémoires retiendront alors que cette route de montagne serait si belle sans la cohorte de ces camions et voitures ! Jeanine bute sur une pierre et s’étale de tout son long derrière moi, d’un côté c’était le bain forcé dans le Rio Valcarcel quelques mètres plus bas, de l’autre, les roues des camions, plus de peur que de mal heureusement.
A partir de Vega de Valcarces, le chantier s’éloigne un peu de nous, mais nous sommes presque arrivés. Le gîte de Vega ne nous inspire pas, la circulation dans le village reste encore trop dense pour nous. Un peu plus haut, à 690 m, Ruitelan beaucoup plus sauvage nous accueille. Nous sommes au pied de la montée, à une dizaine de kilomètres du sommet du Cebreiro. Le gîte est tenu par un kinésithérapeute espagnol un peu Zen et son copain cuisinier. Nous recevons un petit carton sur lequel est collé un trèfle à quatre feuilles et sur lequel figure la mention : « Ruitelan, Refugio de peregrinos, pequeño Potala ». J’adore ce « pequeño Potala » pour qualifier cette aimable maison de pays aux fenêtres de laquelle notre kinésithérapeute Zen a placé des cristaux de roche ou pyramides de verre censés focaliser des choses bienfaisantes et énergétiques sur ses occupants. Après tout, comme le disait si gravement Henri, l’hospitalier de Bercianos : « On ne connaît jamais le combat que se livrent les forces du bien et du mal dans notre univers ». De l’énergie, nous en aurons besoin demain matin et ce « pequeño Potala » là me paraît idéalement placé pour entamer l’ascension du Cebreiro. Plus terre-à-terre, le cuisiner se propose de nous faire une paëlla pour ce soir. Ce sera une petite merveille que nous dégusterons avec Herbert, à nouveau parmi nous.
Un petit tour dans le village nous a fait découvrir une jolie petite chapelle abandonnée au sommet d’un vaste escalier envahi par la végétation et les fleurs. Elle se trouvait sur l’ancien chemin des pèlerins qui menait au Cebreiro.
Au-dessus de nos têtes, à 400 m au moins, la construction de l’autoroute suspendu entre ciel et terre se poursuit sans discontinuer. On nous dit qu’il s’agit de l’autoroute la plus haute d’Europe. Ses travées de béton et ses piliers sont, en tout cas, très impressionnants.

Samedi 24 juin : Ruitelan - Alto do Poio 19 Km
Il est 7 h quand nous quittons ce petit gîte sympathique. Il fait beau. Nous abordons donc aujourd’hui la montée du Cebreiro, réputée comme la difficulté majeure du Chemin de Saint-Jacques en Espagne. La petite route que nous prenons serpente entre les fermes et les étables jusqu’à Las Herrerias, puis, se transforme très vite en chemin boueux ou caillouteux. Nous traversons à certains endroits des châtaigneraies centenaires, à d’autres, la roche a été entaillée pour former des marches d’escalier. Quelques calvaires moussus nous rassurent, nous sommes sur le bon chemin. Le hameau de La Faba nous offre son eau fraîche à la fontaine. Nous débouchons dans les alpages, la vallée de Valcarcel est maintenant loin derrière nous, en contrebas et nous avons l’impression de tutoyer les sommets environnants. Cela grimpe toujours mais de façon moins abrupte que tout à l’heure. Nous buvons beaucoup. C’est au tour du hameau de La Laguna d’être franchi. Ses ruelles cimentées sont couvertes de bouses de vache. Nous faisons une brève halte à la fontaine, puis une autre halte à la sortie du village, en dehors des bouses quand même ! pour manger un morceau avant de franchir les trois derniers kilomètres. Nous arrivons au Cebreiro à plus de 1300 m d’altitude peu avant 10 h. Notre performance n’est pas éblouissante, elle n’est pas nulle tant s’en faut, nous avons tenu les 3,7 km/h ! Finalement cette grimpette n’est pas plus éprouvante que la vingtaine d’autres déjà montées, en Haute-Loire, à la sortie de Conques, à la sortie de Cajarc, dans les Pyrénées pour ne citer que celles qui me reviennent spontanément en mémoire. Peut-être est-elle un peu plus émouvante de par les traces de passage observées, qu’elles soient le fait des bergers ou des pèlerins anciens ou modernes.
Enfin nous apercevons la Galice, dans le lointain. En fait nous la devinons, une magnifique mer de nuages masque encore l’Occident. Le soleil ne va pas tarder à la dissoudre. Il était temps que nous arrivions ! J’aurais dû voir les premières bornes indiquant Santiago à 152,5 km puis les autres tous les 500 m. Je n’aime d’ailleurs pas beaucoup ce compte à rebours, j’ai l’impression d’entendre déjà sonner la fin de quelque chose, de notre pèlerinage à coup sur. Ici quelques pallozas, ces maisons de forme elliptique au toit de chaume et aux murs faits blocs de schiste, dont il ne reste que peu d’exemplaire, arborent fièrement un coq au faîte de leur toit. Coq gaulois ? Il est vrai que le mot Galice ressemble au mot Gaulois. Nous entrons dans la petite église. Une jeune guide nous montre le reliquaire dans lequel sont conservées les reliques du miracle du saint Graal qui eut lieu au XIVe siècle, Wagner y fait allusion dans son Parsifal paraît-il, puis la belle statue de la Vierge qui courbe la tête à l’élévation. A côté de l’église, l’hôpital a été transformé en hôtel. Ce fut, avec celui de Roncevaux, l’un des principaux hôpitaux du chemin.
Nous rencontrons une cinquantaine de Français qui viennent du centre de la France à vélo de course. Vittel – Santiago en treize jours ! pourquoi pas ! L’un d’eux nous avouera sa peur constante de se faire renverser par un véhicule. Il ira même jusqu’à déconseiller formellement ce moyen de locomotion sur le chemin.
Nous achetons quelques provisions à l’épicerie de pays avant de repartir pour Alto de Poio distant de 9 km. Après avoir traversé une grande forêt de pins, nous faisons halte dans le petit cimetière de Liñares pour pique-niquer. Liñares vient du mot lin que les moines cultivaient ici pour l’hôpital du Cebreiro. Le soleil tape dur, le vent de face violent perturbe notre avance. Au col de San Roque Marie-Thérèse photographie la statue de bronze du pèlerin qui montre de son bourdon la direction de Saint-Jacques, en cela il m’apparaît comme un berger qui lutte comme nous aujourd’hui contre un vent violent. Du haut de ce col, le panorama est magnifique. Encore quelques kilomètres et nous arrivons à Alto do Poio dont l’altitude est un peu supérieure à celle du Cebreiro. L’hôtel Santa Maria del Poio possède un petit gîte très agréable. De là, tout en dînant, nous assisterons à un magnifique coucher de soleil. L’atmosphère est limpide. La nuit s’annonce froide.

Dimanche 25 juin : Alto do Poio - Calvor 25 km
Temps superbe ce matin, le vent est tombé. Il est 7 h quand nous quittons l’hôtel. Notre chemin longe la route qui descend vers Triacastela 12 km plus loin. Nous marchons vite sans effort sur ce bon chemin à flanc de montagne, petit à petit le soleil dépasse la crête du Cebreiro dans notre dos pour inonder la campagne devant nous. Dans les hameaux traversés, la traite se termine et les étables ouvertes laissent échapper une chaude odeur de vaches. Il est un peu plus de 9 h quand nous arrivons à Triacastela. Devant le gîte moderne, un café sert des petits-déjeuners. Ce sera pour nous le cafe con leche traditionnel et des croissants.
En choisissant pour étape Calvor, nous passons au nord de l’abbaye bénédictine de San Julian de Samos. C’est probablement dommage. Notre guide nous dit que ce monastère, restauré aujourd’hui, à beaucoup souffert du temps. Rien dans tout cela qui nous donne envie de prendre la branche Sud du chemin qui y mène. Nous passons par Saint-Gilles, San Xil en Galicien. Nous sommes sur une petite route de campagne, entourés de très beaux châtaigniers et chênes. Une barre de collines nous sépare encore de la plaine de Saria. La grimpette est sévère, heureusement courte. Toujours dans les arbres, nous atteignons le sommet où nous pique-niquons. Le point de vue est splendide sur la campagne environnante. Sarria est nettement visible une quinzaine de kilomètres plus loin. La descente s’effectue par des petits chemins creux, les sources d’eau claire font leur apparition, le chemin les longe parfois et nous marchons alors sur des dalles de schiste espacées au pas des animaux et des hommes.
Calvor est un hameau que le chemin évite, le gîte est neuf. Raymond le Belge sert d’Hospitalier pour quelques jours. Il revient de Saint-Jacques avec sa femme et son ânesse Julie. Julie a des coliques et se repose dans les champs d’à côté. Madame Raymond, comme nous l’appelons, semble en avoir assez de cette vie de nomade, elle pète les plombs. Il est vrai que ces trois-là ont quitté la Belgique, il y a six mois, pauvre Raymond !
La télévision retransmet ce soir le match de football France-Espagne. Nous n’avons pas la télévision et même si j’en avais la possibilité je n’irai pas assister au match dans un bistro espagnol. Durant la soirée, deux ou trois automobilistes viendront faire des dérapages contrôlés sur le rond-point en cours de construction en face du gîte soulevant des nuages de poussière blanche qui nous obligent à fermer précipitamment les fenêtres. Raymond n’en mène pas large et parle de provocation. Je n’en crois rien et le rassure. Arrivent l’un après l’autre deux Tchèques. Le plus vieux me semble fatigué. Les sourires et les gestes sont nos seuls moyens de communication avec eux. Raymond nous annonce son départ pour Triacastela le lendemain. Nous dînons ensemble dans la cuisine du gîte. Marie-Thérèse donne un paquet de nouilles aux Tchèques qui n’ont pas grand-chose. La nuit sera calme.

Lundi 26 juin : Calvor – Portomarín 28 km
Ce matin Raymond le Belge fait ses bagages, des monceaux de bagages que la pauvre Julie, l’ânesse, transporte. Celle-ci est justement là, près de la fenêtre de la cuisine du gîte, venue aux nouvelles. Raymond lui parle gentiment, plus gentiment qu’à sa femme, dit Marie-Thérèse. A Arca, dernière étape avant Santiago, nous retrouverons notre couple de Canadiens avec qui nous avions dîné à Hospital de Orbigo après Leon. Ils nous diront avoir rencontré Raymond peu avant Triacastela. Julie semblait exténuée et Madame à bout de nerfs. Souhaitons qu’ils aient pu regagner leur pays sans encombre.
Cela fait un mois que nous sommes entrés en Espagne. Cela nous semble un siècle, que de chemin parcouru ! Départ à 6 h 45 dans un épais brouillard qui étouffe le bruit de nos pas sur le chemin qui longe la départementale mènant à Sarria. L’air est tiède, cela nous surprend. Nous avions pris l’habitude des petits matins frais en altitude. Nous arrivons rapidement à Sarria. Tout est fermé sauf l’hôtel Alphonse IX. Nous y entrons pour prendre un bon café. Les journaux du matin m’apprennent la victoire de la France en des termes élogieux, même si elle a été acquise dans les derniers instants. Le brouillard ne s’est pas entièrement dissipé quand nous quittons cette petite ville en passant devant le gîte de la calle Mayor alors que des pèlerins sont sur le point de partir.
Nous empruntons alors des chemins creux aux pierres moussues bordés de châtaigniers et de chênes vieux comme le monde. Le granit d’ici est très clair quand il vient d’être taillé. L’appareillage des murs est splendide. Ceux-ci se rejoignent souvent par des arrondis éliminant les angles. Les toits sont faits de grandes plaques de lauze sans ordre apparent. Les meurtrières sont horizontales, ce qui devait assurer au guetteur un champ de vision ou de tir convenable, tout en étant aussi bien protégé. On m’avait dit, enfant, que les meurtrières de nos châteaux forts étaient verticales pour permettre à l’archer de tirer. Soit, mais on ne les a pas rendues horizontales pour autant quand les arbalètes ont été mises en service. Le plus remarquable est la gestion des sources. L’eau court partout. On traverse les ruisseaux sur des corredoiras, dalles de granit placées à intervalle réguliers qui permet aux hommes ou au bétail de passer le plus souvent à pied sec. Le mot français corridor a le même sens : celui d’étroit passage. On emprunte les corredoiras pour traverser ou pour longer un ruisseau qui a pour lit le chemin. Il y a là tout une gestion intelligente de l’eau pour irriguer, pour clôturer une parcelle ou pour abreuver les bêtes.
Le cidre fait son apparition. C’est un cidre sec que je bois dans une de ces nombreuses petites buvettes rencontrées. A l’approche de Portomarin, Marie-Thérèse et Jeanine se trompent de chemin, sans grande conséquence. Toutes les deux rebroussent chemin et moi je coupe à travers champs après m’être assuré que les bovidés qui paissaient par là n’étaient pas des taureaux.
Portomarin est une bourgade qui a été noyée par la retenue d’un barrage hydroélectrique sur le Rio Miño et reconstruite à flanc de colline. Au bout du pont qui traverse la retenue, un vaste escalier mène directement à la ville. J’emprunte cet escalier sans me soucier de rien. En me retournant au sommet, j’aperçois Marie-Thérèse qui évente une Jeanine écarlate. Elles se sont arrêtées à mi-pente, Jeanine manquant de défaillir à cause de la chaleur. Tout cela se terminera devant une bouteille d’eau minérale. Je prive l’une comme l’autre de cidre.
Une surprise nous attend devant le vaste gîte municipal. Une foule attend de pouvoir y pénétrer, des familles entières, des gamins et gamines, des étudiants, tous Espagnols, qui viennent chercher leur Compostela à Santiago. A n’en pas douter, ce lundi 26 juin est le début des vacances scolaires. Nous obtenons trois places de justesse avant d’aller faire un tour dans cette ville reconstruite dans les années soixante sans faute de goût et visiter l’église fortifiée qui a été remontée ici pierre par pierre. Nous retrouvons Bruno, notre Suisse de Carrion de los Condes, avec un magnifique pansement sur le nez. Il s’est fait attribuer une chambre étant donné son âge et sa blessure due a une chute. Il tient à ma préciser que son moral n’est pas atteint et qu’il atteindra Santiago, ce qu’il fera quelques jours après nous. Les autres pèlerins rencontrés ont prudemment trouvé refuge à l’hôtel et ils ont eu raison car les bavardages et les rires ne cesseront que tard dans la nuit. Cela non plus nous ne l’avions pas prévu ! Sous nos fenêtres, le vaste plan d’eau de la retenue n’a pas une seule voile. Il ne semble pas y avoir d’installation nautique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire