mardi 23 décembre 2008

De Punta la Reina à Burgos

Mardi 30 mai : Punta la Reina - Estella 21 km
Nous quittons l’hôtel Jaku à 7 h 30. Il fait beau. Nous empruntons à nouveau la rua Mayor qui se réveille et nous franchissons le Pont de la Reine avec émotion, mettant ainsi nos pas dans ceux que Barret et Gurgand ont si bien décrits : ces millions de « marcheurs de Dieu ».
Notre chemin va côtoyer la N111 de près ou de loin et suivre les ondulations des collines en empruntant des ponts authentiquement romains et des restes importants de la chaussée romaine Bordeaux Astorga sortis de sa gangue de terre il y a quelques années seulement. La trace des roues des chariots est parfaitement visible à maints endroits. Je n’aime pas marcher sur cette chaussée dont les cailloux me font mal aux pieds. Les légionnaires romains chaussés de sandales à lanières, selon les images véhiculées par Asterix, devaient avoir les pieds solides pour marcher dessus. Il n’y a pas un arbre sur notre parcours, ni de ferme d’ailleurs et nous apercevons au loin, sur des éminences, les clochers des villages que nous allons traverser avec, serrés tout autour, les toits des habitations. Nous traversons ainsi Maneru aux maisons armoriées, Cirauqui, aux ruelles médiévales qui grimpent vers une minuscule place de l’église bordée de blasons. Un marchand ambulant de fruits et légumes s’y tient. Marie-Thérèse s’arrête pour acheter des oranges et des bananes sans se rendre compte que des ménagères attendaient leur tour en bavardant assises sur un banc de pierre à l’ombre. Le marchand refuse de la servir et fait signe à la première des bavardes de venir. Dépitée, Marie-Thérèse s’en va ne voulant pas attendre. Nous passons sous le porche de l’église San Roman, du XIIIe siècle, à la porte polylobée comme à Punta-la-Reina. Il y fait si sombre que je ne vois pas tout d’abord, une vieille femme, en noir comme toujours, qui nous propose de tamponner notre crédencial. Faute d’orange, nous aurons un dessin des remparts de Cirauqui.
Nous traversons le Rio Salado sur les bords duquel, d’après ce que raconte Aymeri Picaud, les Navarrais attendaient, couteau à la main, que les chevaux des pèlerins boivent cette eau empoisonnée pour, une fois morts, les dépecer et les manger. Les sources saumâtres, qui se jetaient dans ce fleuve, ont été déviées depuis. Aujourd’hui le Rio Salado est presque à sec ou du moins envahi par des hautes tiges. Peu après nous entrons dans Lorca où, dit-on, les Navarrais perdirent une bataille contre les Musulmans en l’an 920.
A Villartueta, au kilomètre 17, nous avons soif. Un ayuntamiento est ouvert. Il n’y a que du jus de fruit, ce qui nous va bien. Devant l’église Asunción, nous découvrons une fontaine et une bande de pèlerins déjeunant, à l’ombre, sur l’herbe de la place. Après les saluts d’usage, les retrouvailles pour certains, nous faisons halte nous aussi. Je suis intrigué par cette église, aux énormes contreforts, dont la nef ne comporte pas un seul vitrail, pas une seule ouverture en dehors de la porte d’entrée. La vieille dame qui la faisait visiter est malheureusement partie déjeuner.
Alors que nous approchons d’Estella, nous longeons un champ entier de coquelicots. Iseut prend plusieurs photos, moi pas, je ne trouve pas le bon angle pour éviter de prendre l’usine de produits chimiques qui se trouve en arrière plan. Je me crois tout à coup en Provence quand nous traversons des jardins en terrasse plantés d’oliviers et d’amandiers. Ce n’est pas le moment d’avoir le nez en l’air si l’on ne veut pas chuter du haut de l’une de ces restanques, comme on dit dans le midi. Le chemin est étroit. L’arrivée à Estella se fait sous de beaux arbres qui nous amènent de la fraîcheur, nous longeons l’église du Saint-Sépulcre au portail gothique sculpté très abîmé mais encore très beau. Il est 15 h.
Nous découvrons ici un gîte moderne et propre. La ville, qui est le siège de l’Association des Amis du Chemin de Saint-Jacques, y est pour quelque chose. C’est un jeune médecin espagnol qui nous accueille et nous inscrit sur le livre des entrées. Je me sens tout de suite chez moi ici, les rues étroites, les boutiques, les habitants, l’ombre et la lumière, les églises, tout me rappelle la Provence et le Sud-Ouest confondus. Il est vrai qu’en l’an 1100, déjà étape du chemin, on parlait ici l’Occitan. Nous visitons l’église San Miguel, la Navarraise dont le sous-bassement et le portail nord sont romans, tout le reste étant gothique. Je suis en admiration devant le portail dont les sculptures me rappellent Conques et Moissac. Les Espagnols ont su le protéger par une verrière qui ne dénature rien et créer devant cette église une place moderne où il fait bon s’asseoir. De la place San Martin, au centre de laquelle se trouve une fontaine magnifique sous de vieux platanes, on aperçoit, au sommet d’un long escalier de pierre, le portail roman polylobé de San Pedro de le Rua. Nous avons de la chance, l’église est ouverte. Il s’y déroule une messe d’enterrement. Nous attendons la fin de la messe pour nous faufiler dans cette église romane dont le plan carré pourrait rappeler le style byzantin. Le cloître, merveilleux de sérénité avec son cèdre comme à Moissac, possède la particularité d’avoir une colonne singulière : d’abord elle est la seule à posséder quatre fûts, toutes les autres n’en ont que deux, ensuite, au lieu d’avoir quatre fûts parallèles, le sculpteur a fait tourner le chapiteau d’un quart de tour par rapport à la base, rendant ainsi les fûts obliques. Cela donne un effet optique semblable à celui des œuvres d’Escher.
Nous avons manifestement traîné devant ces merveilles, il est temps d’aller dîner. Nous allons en bande, avec Iseut et Marianne, dans un petit restaurant italien. Nous y rencontrons un couple de Français retraités et une amie plus jeune qui viennent de Saint-Jean-Pied-de-Port. Très surs d’eux, ne tenant pas du tout à se mélanger aux autres pèlerins, nous les retrouverons souvent durant la journée ou aux étapes jusqu’à Burgos, ils feront toujours bande à part. A chaque fois, nous ferons les premiers pas, pour échanger avec eux quelques mots. Leur suffisance, je l’avoue, m’énerve. «La classe des seigneurs » disait un de mes professeurs pour qualifier ceux qui croyaient savoir et n’avaient rien compris. Je n’ai jamais su leurs prénoms. Cela me paraît impossible de pérégriner ainsi sans échanger quelques mots d’anglais ou d’espagnol, sans se sourire, sans faire des gestes pour se faire comprendre.

Mercredi 31 mai : Estella - Los-Arcos 20 km
Départ à 7 h 15 de cette belle ville, il fait frais, le soleil est au rendez-vous. J’ai été réveillé à cinq heures ce matin, et je n’ai pas dû être le seul, par des sanglots déchirants. Cela semblait provenir du lit d’une jeune Américaine vue pour la première fois la veille en compagnie d’une autre Américaine et d’un Français. J’en parle à Marie-Thérèse qui penche pour une peine de cœur, moi qui croyais à un gros coup de fatigue ou à une crampe. Nous reverrons par la suite ce jeune Français et une seule des Américaines. Je fais remarquer à Marie-Thérèse qu’ils n’ont pas l’air très épris l’un de l’autre et que mon hypothèse tient toujours. Nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire.
Notre chemin part dans les vignes, nous n’allons pas tarder à apercevoir le magnifique monastère de Santa Maria la Real d’Irache, forteresse blanche sur fond vert foncé de sierra boisée, flanquée d’une église romane à tour carrée. J’ai lu quelque part que ce monastère avait appartenu à Cluny aux alentours de l’an mil. Ce site serait splendide si quelques coopératives vinicoles, les bodegas, n’y avaient pas installé leurs chais, énormes cubes de béton hideux dans ce paysage. Nous faisons quand même le petit crochet pour passer devant la célèbre fontaine à vin d’Irache destinée aux seuls pèlerins, en principe. Il est vrai que je n’ai pas l’habitude, si tôt le matin, de goûter du vin, mais ce que je bois s’apparente plus à du mauvais vinaigre qu’à un petit vin de pays que je m’attendais à trouver.
Nous revenons rapidement sur le chemin qui devient agricole. Ce ne sont que vignes et champs de céréales, des asperges, de la lavande, des oliviers à perte de vue. La jolie fontaine de Los Moros est un arrêt obligatoire. On dit qu’une truite y vivait là, attestant par sa présence la pureté de l’eau. Comme il n’y a pas de truite, je ne puise pas d’eau et Marie-Thérèse non plus.
Iseut donne des signes de fatigue depuis ce matin, cela ne va pas depuis les Pyrénées. Ce n’est pas le cas de Jeanine qui fonce devant comme à l’accoutumée. Nous marchons avec une Québécoise à l’accent délicieux. Comme je lui fais remarquer que nous avons tous un « bronzage agricole » très accentué, après avoir beaucoup ri, elle me répond qu’on emploie aussi ce terme dans son pays.
Iseut nous fait part de son désir de prendre un jour de repos à Los Arcos. Nous sommes appelés à vivre ce perpétuel chassé-croisé de rencontres, séparations et retrouvailles, chargé de tant d’émotions. C’est ce qui incarne probablement le mieux les temps forts, de notre marche vers Saint-Jacques.
Los Arcos se présente à nous écrasé sous le soleil. J’ai l’impression de pénétrer dans une ville de western, sans ombre, sans hombre non plus. Il n’est que 13 h. Sur la place Santa Maria, une flèche jaune nous indique la direction à prendre pour rejoindre le gîte. Nous passons sous un porche avec blason, traversons, sur une vague passerelle, un Rio à sec dans lequel les égouts de la ville se déversent. Cette pestilence passée nous arrivons dans un quartier entièrement neuf dans lequel se trouve notre gîte, flambant neuf aussi, en face de la maison de la culture dont l’inauguration est imminente. Ce gîte est tenu par des Belges des Amis de Saint-Jacques.
Un masseur vend ses services aux pèlerins. Nous pouvons nous faire masser les pieds pour 1000 pesetas. Le massage du dos est un peu plus cher. Marie-Thérèse m’interdit de faire appel aux services de ce monsieur ! Elle se verrait très bien exercer sa profession dans ces conditions-là. Nous faisons connaissance avec trois Français hauts en couleur. Ils viennent d’Arles par le chemin, ont passé les Pyrénées au Somport et ont rejoint le Camino Francés à Punte-la-Reina. L’un à une tête de gitan magnifique, c’est un passionné de tauromachie, son accent du midi, son verbe haut et sa bonne humeur s’entendent de loin. L’autre impose les mains pour soulager ou guérir, pour autant ce n’est pas un personnage très sympathique. La troisième personne est une brave femme qui semble avoir très mal au pied. Elle est animée d’une volonté farouche d’arriver à Saint-Jacques même si parfois elle donne l’impression de regretter d’avoir abandonné sa cuisine et ses casseroles. Nous les baptisons les gitans. Nous rencontrons aussi Béatrice, charmante Brésilienne de Sao Paulo, dont je suis incapable de donner un âge : quarante, cinquante ans ou plus ? Elle a de grands enfants nous dit elle. En tout cas, elle est sacrément bien fichue. Il y a d’autres Brésiliens ici, ces hommes ou ces femmes ont tous en commun la joie de vivre et le culte de leur corps. Ils sont beaux comme des dieux, musclés, sans un pouce de graisse, ont une démarche de félin. Je marchais ce matin à côté de l’une d’elles, Maria, et je me demandais si elle marchait ou si elle dansait.
En fin de soirée, j’observe avec amusement Béatrice assise sur un tabouret les yeux fermés, l’air sérieux. Derrière elle notre gitan guérisseur, les yeux fixés au ciel, tient la paume de ses mains croisées sur sa tête. Je n’ose pas les prendre en photo.
Los Arcos a probablement touché des subventions pour faire peau neuve. Les chantiers sont partout, dans les quartiers neufs comme dans les quartiers anciens, autour de l’église fermée. Nous allons rendre visite à Iseut dans son hôtel en passant par dessus de nombreuses barrières. Ce soir nous dînerons avec elle, Marianne et Jeanine dont c’est l’anniversaire demain. Ce sera un dîner d’adieu même si nous sommes persuadés que nous nous retrouverons une fois de plus.

Jeudi Ie 1er juin: Los-Arcos - Viana 18 km
Départ à 7 h 15 de Los Arcos. Il fait un temps radieux. Après un « happy birthday » à Jeanine chanté avec vigueur, nous sommes vite dans la campagne et comme le chemin est bon, nous avançons rapidement. Nous sommes à Torres del Rio au kilomètre 8 à un peu plus de 8 h 30, soit 6 km/h, ce qui est pour nous très bien. Nous nous arrêtons devant la chapelle octogonale du Santo Sepulcro, du XIIe siècle. Encore une petite merveille avec sa coupole aux nervures en étoile et sa lanterne des morts à laquelle conduit l’escalier faisant face à l’abside en cul-de-four. Une vieille femme est là, nous proposant des cartes postales et le tampon de l’église sur lequel figure une croix de Lorraine. Marie-Thérèse lui achète quelques cartes postales pour nos amis. Nous lui glissons en plus quelques pièces de monnaie qu’elle empoche avec un bon sourire.
Aujourd’hui encore notre chemin serpente autour de la N111 qui se dirige vers Logrono. Il faut toujours faire preuve de la prudence du Sioux avant de traverser ces fichues nationales empruntées par des camions sauvages dont les conducteurs nous saluent cependant par trois petits coups de klaxon. Nous leur répondons en levant la main. En sortant de la chapelle San Sepulcro nous nous trompons et nous voilà justement sur la N111, étonnés. Heureusement pour nous, deux Espagnols en VTT arrivent et nous remettent dans le droit chemin. La circulation a dû les rendre a moitié sourds, ils s’adressent à nous en hurlant.
Nous repartons par des chemins de garrigues peu accidentés même si parfois un raidillon se présente. Un petit vent de face nous fait du bien. Nous dépassons un vieil Espagnol qui ressemble à Fernandel légionnaire. Il a mis sous sa casquette et sur sa nuque un mouchoir à carreaux rouges qui flotte au vent, à sa taille trois gourdes militaires, des chaussettes de laine, qui ont dû faire la guerre civile, sèchent dans son dos. Les bretelles de son sac à dos lui coupent la circulation, il est souvent obligé de poser son sac et de faire des moulinets avec ses bras. Marie-Thérèse lui offre quelques gâteaux secs et me déclare : « c’est un asthmatique ! ». Son Espagnol rocailleux, son Castillan, Catalan ou Navarrais, je ne sais, m’est de toute manière incompréhensible. J’ai beaucoup d’affection pour ce vieux monsieur pour qui ce chemin est souffrance supportée avec pudeur. Nous le rencontrerons à plusieurs reprises le matin comme cela et je me surprendrai à rechercher sa curieuse silhouette sur le chemin me demandant où peut-il être.
Nous arrivons à Viana sous un soleil de plomb. Il est midi. Cette ville fut l’apanage des fils aînés des rois de Navarre, titre que reprirent donc aussi les dauphins de France après Henri IV, roi de France et de Navarre. Nous aurions pu poursuivre jusqu’à Logroño, distant de 9 km mais nous évitons si possible les grandes villes. De Viana sur un promontoire escarpé, nous apercevons l’agglomération de Logroño sous un soleil aveuglant. Les ondes de chaleur font onduler la plaine de Las Cañas qui nous sépare de cette ville. La Navarre ne se privait pas d’utiliser la place forte de Viana comme poste avancé en pays Castillan. Sur notre gauche, en direction du Sud, une Sierra impressionnante barre l’horizon. Le gîte Andrés Muñoz ouvre ses portes, il jouxte une église, San Pedro, dont les ruines servent de refuges aux gamins et gamines de l’école d’à côté qui viennent s’embrasser à bouche que veux-tu au pied des piliers tronqués. Avec nous entrent au gîte nos gitans, Walter, notre directeur d’école Hollandais et deux Français, Felix qui habite le Havre et Claude, toulousain de cœur, exilé à Montluçon. Walter s’est donc trouvé deux compagnons de route français, cela va nous rapprocher. Nous marcherons très souvent ensemble jusqu’à Saint-Jacques.
Nous déjeunons au restaurant puis nous faisons la sieste, moi surtout. Nous sommes réveillés par une tornade de poussière. Les fenêtres fermées avec difficulté, nous n’apercevons plus les maisons d’en face distantes de quelques mètres. Tout est ocre et jaune. Le linge, mis à sécher, a été sauvé par une jeune Espagnole du gîte qui a vu venir le phénomène. Et puis cela cesse aussi brutalement que c’était arrivé après une pluie qui a tout lavé. Le soleil revient. Tout redevient comme avant. Notre ami, le guérisseur gitan exerce ses talents sur le genou de Felix dont l’enflure est inquiétante. Très pragmatique Felix estime que : « Si cela guérit, tant mieux, sinon, cela ne peut me faire du mal ». A toutes fins utiles Marie-Thérèse lui passe, en douce, du Ketum et lui conseille le port d’une genouillère. Nous nous retrouvons chez la pharmacienne de la ville, Felix pour acheter une genouillère, moi qui ai repéré un appareil qui pèse, mesure et prend la tension, tout cela en même temps pour quelques pesetas. Tout va très bien, la pharmacienne semble ravie de mon petit bilan de santé. Nous allons prendre une bière au pied de l’église Santa Maria, à la haute façade richement ornée, où est inhumé César Borgia tué par ici en 1507. Le plan régulier du centre ville fait penser à une bastide française. On peut y admirer quelques belles façades de style Baroque ou Renaissance.
Itinéris me joue des tours, je ne peux plus téléphoner. J’apprends par Julien que France-Telecom a coupé ma ligne parce que j’ai dépassé mon forfait. Parbleu ! je le sais très bien ! Il y aurait un risque que je ne paie pas ou que je ne puisse pas payer ! Une fois ma ligne rendue grâce aux bons soins de Julien, je vais aux nouvelles en contactant le service clients. On se confond en excuse, cela ne se reproduira plus, c’est promis. Tu parles ! Ce sera la même chose le premier juillet à Santiago.

Vendredi 2 juin : Viana - Navarette 23 km
Départ de Viana à 7 h 30 par un temps superbe. Nous quittons la Navarre pour la province autonome de la Rioja grande comme un département français. Gloire à la qualité du vin produit ici qui a su, mieux que tout mouvement politique indépendantiste, procurer à ce morceau de Navarre puis de Castille une autonomie politique et économique à l’égal des autres grandes provinces d’Espagne. J’espère être en mesure de choisir une bonne bouteille de Rioja dès que l’occasion s’en présentera. Comment ferais-je ? Je ne sais, j’ignore tout de ce vin. J’utiliserai donc les mêmes critères que pour les vins français. Pas de vin de coopérative, mais un vin de propriétaire. Quand un vigneron met son nom sur une bouteille de vin, il est en principe fier de sa production, cela est vrai quel que soit le pays. Un vin produit par un monastère m’irait assez bien. Les moines sont gens méticuleux. L’année ? malheureusement, je ne connais pas les bonnes années ici, ma carte du Flavour Club ne donne pas d’informations sur les vins espagnols, les assimiler aux Bordeaux me paraît pour le moins hasardeux. Le prix ? comme en France, ce n’est, dans une certaine mesure, probablement pas un critère. Alors, cela se fera à l’intuition, à la grâce de Dieu ou de saint Jacques. Je reste quand même un peu sur mes gardes en me remémorant le goût du vin d’Iratche.
Mes rêveries bachiques terminées, nous avons dégringolé des hauteurs de Viana, nous trouvons devant nous la vaste pleine céréalière de Las Cañas avec, en toile de fond, une sierra bleue. Nos sommes très vite à Logroño et traversons l’Ebre, ce grand fleuve qui draine tout le versant Sud des Pyrénées vers la Méditerranée. Le pont de pierre actuel a remplacé celui construit par San Juan d’Ortega, ingénieur des ponts, canonisé après son maître San Domingo de la Calzada grand spécialiste, lui, des chaussées. Un pèlerin, François d’Assise, est aussi passé par ici, il y aurait même guéri un petit enfant. La rua Vieja, bordée de vieilles et belles demeures récemment restaurées, nous fait passer devant le gîte municipal au numéro 32, puis devant l’église Santiago el Real sur la haute façade de laquelle nous découvrons, en haut-relief, notre premier saint Jacques Matamoros, tueur de Maures, que je trouve franchement ridicule. Un saint Jacques, en cape, avec un chapeau à plumes, on croirait voir D’Artagnan, brandit un sabre recourbé et chevauche un fougueux coursier qui foule aux pattes les têtes coupées des Sarrazins abattus, lui qui fut décapité ! Nous passerons tout à l’heure non loin de Clavijo, que ce haut-relief tente de magnifier. Saint Jacques serait apparu à cheval et armé pour galvaniser les Chrétiens et leur donner la victoire dont le retentissement aurait sonné le début de la Reconquista qui durera quand même six siècles ! Cette légende colle assez bien avec le surnom de « fils du tonnerre » donné à saint Jacques par le Christ. Ainsi, le culte de saint Jacques en Espagne équivaut pour nous à celui de saint Martin de Tours l’évangélisateur et à celui de Jeanne d’Arc la combattante. Il est vrai que le culte de Jeanne ne m’a non plus jamais fait vibrer, même si j’ai apprécié globalement les quelques films qui lui ont été consacrés.
La sortie des grandes villes est toujours pénible, Logrono n’échappe pas à la règle. Nous nous retrouvons dans une banlieue industrielle sans nom, perdus au milieu du chantier du nouveau périphérique. « Hola ! peregrinos per aqui ! » nous hurlent les conducteurs de bennes géantes en nous désignant la direction à prendre. Nous avançons dans un nuage de poussière en priant le ciel qu’un de ces engins ne nous passe pas sur le corps. Nous sortons du chantier hagards et trouvons un chemin bétonné agrémenté de bancs. Des hommes et des femmes y circulent à pied, les hommes vont souvent le torse nu, la chemise et la veste au bras, le chapeau sur la tête. Les femmes restent en blouse, le sac à main, l’ombrelle ou le parapluie à bout de bras. Les baliveaux plantés à intervalles réguliers ont crevé pour la plupart faute d’arrosage. Une vipère traverse le chemin juste à mes pieds. « Muy piquante ! » me dit un vieil homme qui marchait à côté. Le serpent s’échappe dans les herbes pourtant rases à cet endroit. Au loin on aperçoit une antenne de télévision, c’est dans cette direction que nous allons. Le lac artificiel de Gragera, sur les bords duquel nous faisons halte sous les pins, est entouré de parcs et d’installations touristiques. Quelques classes vertes s’ébattent non loin. Nous continuons à travers ce parc plein de charme avant d’escalader une colline de belle taille. Au fur et à mesure que nous grimpons dans les cailloux, je vois poindre les cornes puis le corps entier d’un énorme taureau noir, enseigne publicitaire pour je ne sais trop quoi. Moins drôle, nous devons traverser la N120 en plein virage, cela nous prendra un bon quart d’heure avant de pouvoir passer. L’autoroute A68 est traversée par en dessous, pas de problème. Nous arrivons à Navarrete en passant devant les ruines de l’hôpital Saint-Jean-d’Acre, fondé en 1185, dont les soubassements ont été mis à jour. Les restes de cet hôpital ont été sauvés par un maçon qui les a transportés et assemblés devant le cimetière de la ville. Nous y passerons demain en quittant Navarrete. Le gîte se trouve dans un vieil édifice entièrement restauré. A l’intérieur tout y est neuf et propre. Les Amis de Saint-Jacques veillent au grain. Au bas, dans la rue, un petit restaurant sert des macaronis à la sauce tomate faite avec des tomates fraîches. Alors qu’il est 14 h et qu’il fait une chaleur d’enfer, une soupière de macaronis disparaît, en un clin d’œil, sous nos fourchettes conjuguées, à Jeanine et à moi, et ce n’était que le hors d’œuvre. Marie-Thérèse, quant à elle, préfère les salades.
La calle Mayor partage en deux la ville, la haute et la basse ville. Les constructions l’enjambent formant des tunnels si sombres et si bas de plafond que nous hésitons à nous y engager craignant de tomber dans un cul-de-basse-fosse. Nous visitons un petit musée de la Rioja. On y retrace l’histoire de ces vignes mais pas un mot sur le négoce actuel de ce vin. Je suis un peu déçu, je n’avance pas dans la sélection du vin de Riora que j’espère boire un jour. L’histoire dit que Du Gesclin, à la solde du prétendant au trône de Castille, Henri de Trastamare, fut défait pas loin d’ici par Pierre le Cruel, autre prétendant, on peut le supposer, allié au Prince Noir, prince de Guyenne. Navarrete est encore une ville de potier dont les modèles n’ont pas changé depuis les Romains, on y fait par exemple des amphores romaines hautes de trois mètres dont j’ai vu quelques exemplaires dans des cabarets. Les petits plats ronds dans lesquels on fait des crèmes brûlées semblent venir d’ici.
J’ai pour voisins de lit Béatrice et un jeune Brésilien. La sonorité de leur langue m’enchante, leur façon de laisser traîner les mots me surprend toujours. Nous faisons aussi la connaissance de Silke, jeune allemande, qui a fait Sup-de-Co Lyon et qui travaille à Stuttgart chez Mercedes. Elle n’a pas connu Cyril Chauvelle. Nous marcherons beaucoup avec elle à l’approche de Saint-Jacques. Pour le moment elle est affligée d’un fort rhume. Je lui passe de la vitamine C. Nous parlons de l’industrie automobile, elle me parle des gens de Mercedes qui ne savent plus très bien à quelle entité ils appartiennent depuis leur récente fusion, ne parlons pas de ceux de Chrysler qui ont été achetés ! Comme elle parle le Français impeccablement, cela me facilite bien les choses.

Samedi 3 juin : Navarette - Najera 16 km
Départ de Navarrete à 7 h après s’être réveillé à 5 h 30 ce qui est pour nous une première. Le temps est un peu couvert. Nous quittons la ville par la Calle Mayor en prenant garde que notre sac ne frotte pas sur le plafond des passages couverts. Nous passons un moment à admirer l’entrée du cimetière formée à partir des éléments mozarabes récupérés à l’hôpital de Saint-Jean-d’Acre par un maçon. J’ai très nettement l’impression d’avoir déjà vu ces motifs, dans les églises romanes charentaises.
Notre chemin est facile et large à travers les vignes. Nous longeons plus ou moins la N120 et ses files de poids lourds. Sur la clôture d’une usine à l’approche de Najera nous essayons de traduire un poème écrit en plusieurs langues mais pas en Français. Nous sommes à Najera à 11 h.
Najera, capitale du royaume de Navarre aux X et XIe siècle, fut arabe jusqu’en 923, cela n’empêchait pas les pèlerins d’y faire étape et parfois de s’y faire trucider. La ville est surplombée par deux rochers d’où elle tire son nom : « lieu entre les rochers ». C’est ici, qu’après cette date, on frappa la première monnaie du royaume chrétien. Le renouveau qui s’en suivi permis à la ville de construire ponts, hôpitaux, monastères dont celui de Santa Maria la Real à côté duquel le gîte se trouve. Celui-ci n’ouvre qu’à 14 h, aussi avons-nous le temps de traîner un peu et d’aller déjeuner de tapas dans un bistro. Sur les bords de la Najerilla qui traverse la ville un jeune gars, pèlerin ? est assis en tailleur et fait cuire sur un réchaud quelque chose, des gamins l’entoure, il raconte une histoire qui a l’air de les passionner. Nous voyons arriver de plus en plus de jeunes et solides marcheurs, Espagnols surtout, Brésiliens, Argentins, j’en passe, toujours en mouvement, souples et rapides, taillés pour la course vers Saint-Jacques. Les filles ne sont pas mal non plus, grandes ablettes, l’œil rieur et curieux, le mollet fin qu’il doit être difficile de suivre à la marche.
La légende dit qu’en 1044 un roi de Navarre, chassant la colombe avec son faucon favori, la retrouva avec ce dernier dans une grotte, en arrêt devant une statue de la Vierge. Ce roi décida d’y construire une chapelle. Le monastère Santa Maria la Real, qui occupe l’emplacement de cette chapelle, devenue église dédiée à la Vierge, est aussi le tombeau des rois de Navarre. Il y a là une trentaine de gisants, souvent très abîmés, dont celui très beau de la petite fille du Cid, un sacré bonhomme celui-là qui mena, paraît-il, fort bien ses affaires sous couvert de la reconquête. A côté, le cloître des chevaliers est qualifié d’édifice plateresque tout en dentelles. Nous retrouverons le même style de cloître à Burgos, Leon et Compostelle.
J’ai encore pour voisine de lit une Brésilienne, Maria. Ce n’est généralement pas moi qui choisis mon emplacement, soit il m’est attribué d’office par l’hôte du gîte soucieux d’ordre, soit Jeanine, toujours plus rapide que nous, a su se faufiler et nous réserver deux places, à Marie-Thérèse et à moi. Mon choix, qui m’importe d’ailleurs assez peu, intervient donc en troisième lieu, parfois même en quatrième quand Marie-Thérèse s’en mêle. J’ai donc pour voisine une charmante Brésilienne, photographe de son métier. Son sac bourré d’appareils et d’objectifs pèse au-delà du raisonnable. Cela se traduit par des maux de pieds, de dos, un genou enflé, qu’elle supporte pour faire un album de photos. Ses soins de pied terminés, elle se met en prière, à genoux au pied de son lit, et embrasse avec effusion tous les bas de page d’un missel gros comme un Larousse. Sur le Chemin de Saint-Jacques, ce spectacle, même s’il n’est pas très courant, n’étonne personne. En tout cas il force le respect.
Durant la nuit, notre brave Espagnol chauve, notre Falstaff, que nous côtoyons depuis Roncevaux, se fait entendre une fois de plus de façon tonitruante. Cela fait une semaine que nous sommes bercés par ses ronflements. Si la plupart d’entre nous ont fini par nous y habituer, ce n’est pas le cas de Katerina, une autre jeune Brésilienne, au teint foncé, très expansive pour ne pas dire explosive dans ses rapports avec les autres. Ses imprécations, qui se terminent par des « pour l’amour de Dieu ! » véhéments, me réveillent. Notre ronfleur se calme. J’apprendrai le lendemain, car je n’étais pas le seul à m’être réveillé, qu’elle l’avait même menacé de s’asseoir le reste de la nuit sur son ventre pour l’empêcher de ronfler.

Dimanche 4 juin : Najera - Santo-Domingo de la Calzada 22km
Départ ce matin à 7 h par un temps gris. Des Castillans nous donnent une aubade. Ils sont six à chanter aux étapes et à marcher. Un mini car Volkswagen les accompagne. Plus très jeunes, ils se donnent des allures d’étudiants attardés. Notre chemin rejoint le plateau qui nous surplombe en empruntant, à travers un petit bois de pins, un défilé entre deux rochers rouges sur lesquels les Maures avaient construit leurs fortifications. Une fois là-haut nous avons affaire à la grande plaine céréalière et viticole qui ondule à perte de vue sans un seul arbre. La piste est large, caillouteuse, longe de nombreux petits canaux d’irrigation en béton qui datent de l’époque de Franco. Jeanine marche en tête comme souvent, je marche à quelques mètres en arrière, Marie-Thérèse nous suit en herborisant et en discutant. Nous sommes une bonne vingtaine de toutes nationalités espacés sur quelques kilomètres selon nos allures de marche. Les pauses que nous effectuons toutes les heures sont l’occasion de regroupements, discussions, plaisanteries, échanges de fruits ou autres. Nous traversons ainsi Azofra au sommet d’une colline, puis, peu après nous passons devant le très curieux El Rollo, fût de colonne ou épée fichée en terre, je ne sais, au carrefour des chemins. A Ciruñéa, nous nous arrêtons un court moment sous quelques chênes rescapés de l’intense exploitation agricole de cette plaine pendant des siècles. L’orage menace et nous voyons au loin la pluie se rapprocher de San Domingo par le travers de notre route. Il nous reste une heure de marche. La pluie finira par nous prendre dans les faubourgs industriels et laids de Santo Domingo. Le centre ville est heureusement ancien et l’inévitable Calle Mayor est bordée de demeures sévères mais belles. Parmi celles-ci nous trouvons notre refuge, le couvent de Santa Teresita tenu par des cisterciennes. Accueil simple et plein de bonté de la part d’une vieille sœur qui note comme elle peut nos arrivées.
Emu par les difficultés des pèlerins lors de la traversée du Rio Oja, Dominique, moine bénédictin, construisit un pont de vingt-quatre arches que nous empruntons toujours, presque mille ans plus tard. Ingénieur des travaux publics, il édifia aussi un hôpital, un hôtel, une église et des bâtiments qui constituent l’ossature de la ville actuelle. Il fit aussi construire une chaussée, une calzada, entre Najera et Redecilla del Camino que nous emprunterons demain. Son tombeau, de style flamboyant, en marbre blanc, se trouve aujourd’hui dans la cathédrale. Très remaniée, celle-ci conserve un déambulatoire roman et des chapiteaux historiés de toute beauté, vestiges de la construction entreprise par le saint. Je retrouve sur un chapiteau la figure emblématique du vent mauvais, du vent qui vient du froid, que nous appelons en Charente « grand goule ». C’est un personnage joufflu qui hurle ou souffle que l’on trouve sur l’un des piliers Nord. Les gens viennent surtout ici pour entendre chanter, au milieu des offices, la poule et le coq blancs qui se trouvent dans une magnifique cage en fer forgé à quelques mètres du sol. Ces deux volatiles perpétuent la légende du « pendu dépendu » qui a fait le tour de l’Europe du Moyen Age. Les légendes étant universelles, il en existe mille et une versions. Celle que j’ai lue vaut bien les autres. Alors qu’ils se rendaient à Compostelle, un couple venu de Saintes avec leur fils s’arrêta à Santo Domingo de la Calzada. Le jeune homme ayant repoussé les avances d’une jeune servante, celle-ci, pour se venger, glissa alors dans son sac une pièce d’argenterie et alla le dénoncer comme voleur. Le jeune homme fut pendu devant ses parents qui, néanmoins, continuèrent leur pèlerinage vers Compostelle. Quelque temps après, au retour de Saint-Jacques, les parents repassèrent à Santo Domingo. Leur surprise fut grande en constatant que leur fils vivait toujours. « Saint Jacques m’a soutenu les pieds » leur dit-il. Ils se rendirent chez le juge évêque qui, incrédule, leur déclara que leur fils était aussi vivant que les volailles rôties qu’il dégustait en ce moment. Aussitôt le coq et la poule se dressèrent sur le plat et se mirent à chanter. Emerveillé par ce miracle, le juge rendit le jeune homme à ses parents et envoya la servante au couvent. On retrouve cette édifiante histoire en Allemagne, en Suisse, en France à Toulouse, en Charente aussi bien sûr. Je suis certain, enfant, avoir vu ce pendu dépendu sur un chapiteau de Saint-Eutrope à Saintes, à moins que cela soit à Aulnay-de-Saintonge, à Rétaud ou au château de Crazanne.
Face à la cathédrale, l’hôpital édifié par Santo Domingo a été transformé en parador national. Nous y retrouvons un couple d’Anglais, Ann et Franck avec qui nous avions déjà sympathisé pendant la traversée des Pyrénées. Franck fut le patron des mines de cuivre des hauts plateaux du Chili. Ann, sa femme a un sourire désarmant de gentillesse. Certains d’entre nous l’avaient baptisée : « Madame Copper mine ». Nous prenons une table ensemble. J’ai enfin l’occasion de goûter du rioja, dont malheureusement j’ai perdu le nom. Vin excellent, généreux, un peu court en bouche cependant. Franck est de mon avis, nous en prendrons deux bouteilles. Le déjeuner fut excellent, nous nous en tirons pour 28 000 pesetas à quatre, soit une trentaine d’euros par personne.
Retour au gîte, nous retrouvons nos gitans qui partagent la même chambre que nous. L’un deux a fait un détour pour assister à une corrida dans la région. J’ai droit à la description complète des arènes, des taureaux, des exploits du toréador, j’en passe. Notre gitan en pleure d’émotion. Je n’ose pas rire, j’admire cependant la faculté d’émerveillement de cet homme d’âge mûr. Ce bain de fraîcheur, même s’il demande un peu de patience, contraste avec l’atmosphère tendue qui règne autour d’un autre trio de Français à l’autre bout de la chambre. Ce sont deux femmes et un homme, tous trois, plus très jeunes, qui semblent extrêmement inquiets. Voix basse, gestes nerveux, regards furtifs vers la porte. Tout en écoutant les histoires époustouflantes de notre gitan, j’observe avec curiosité leur comportement. La vielle sœur de l’accueil fait une apparition, nous compte, s’en va, puis revient quelques instants après pour nous demander de lui montrer notre crédencial. Il y a un problème quelque part, les deux femmes plongent leur tête dans leur sac à dos. Nos gitans, Marie-Thérèse et moi présentons nos documents tamponnés à chaque étape. Notre homme hausse le ton pour expliquer en français que sa femme et lui partagent le même credential. La vieille sœur ne comprend rien à ce discours, secoue la tête d’un air désolé et s’en va. Je comprends qu’il manque un lit, qu’un pèlerin devra aller voir ailleurs ou coucher par terre alors que ce monsieur ne fait qu’accompagner en voiture les deux femmes et abuse donc de l’hospitalité du couvent. « Je suis cardiaque » me dit-il comme pour s’excuser. Je n’ai pas la cruauté de lui répondre que le stress qu’il s’impose lui fait certainement plus de mal que la marche à pied. J’entendrai le lendemain, notre homme parler parfaitement l’espagnol. Les bras m’en tombent ! Quel médiocre subterfuge pour tromper cette pauvre sœur qui se dévoue pour nous ! Je comprends alors mieux la réaction de celle-ci s’en allant sans commentaire, pas dupe du tout. Cette histoire va prodigieusement m’agacer de constater, au cours des étapes suivantes, qu’il manque des lits parce que des petites gens trichent pour quelques milliers de pesetas. A Belorado comme à San Juan d’Ortega, nous verrons, l’hôte ou l’hôtesse du gîte compter et recompter les pèlerins avant de repartir annoncer à quelqu’un qu’il va falloir coucher par terre. Les gîtes tenus par les Allemands, comme ceux de Najera ou de Burgos, n’ont pas ce genre problème, un peu de rigueur et de flair suffisent. Pour calmer mon irritation, Felix, philosophe, me disait à juste titre : « Les sœurs font la charité, pas le gendarme, ce n’est pas leur boulot ! et puis dans cette ruée vers Compostelle, saint Jacques reconnaîtra les siens, c’était probablement déjà comme cela au Moyen Age ! ». Au plus fort du pèlerinage il y avait bien les ordres militaires qui veillaient à la sécurité du chemin et faisaient la police, les ordres hospitaliers qui s’occupaient des pèlerins et le clergé qui dirigeait la vie spirituelle de tout ce monde. Cette organisation gigantesque a fonctionné pendant des siècles. Il ne s’agit pas de faire renaître tout cela, bien entendu, mais, après tout, qu’est-ce qui m’empêche de m’y coller, comme on dit, si je ne suis pas content, de retrousser mes manches pour améliorer tel ou tel point qui ne va pas : cette façon de resquiller ou autre chose plus importante encore ?
A vingt heures, il y a messe à la cathédrale. Cet office, chanté avec beaucoup de vigueur par toute l’assistance, me ravit. De plus il est expédié en moins d’une demi-heure, sermon compris, cela m’évite de somnoler sur mon banc. Bien évidemment le coq se rappelle à notre bon souvenir à plusieurs reprises à des moments assez bien choisis : au moment où le prêtre prend la parole par exemple, histoire de lui rappeler qui est le patron ici. Fait suite un concert donné par la chorale de Santo Domingo et par celle de la ville allemande à laquelle Santo Domingo est jumelée. Malgré la qualité des chants, nous nous écroulons de sommeil, nous nous éclipsons sur la pointe des pieds avec Marianne venue écouter ses compatriotes.
J’aurais aimé aller au monastère de San Millán de Cogolla, mais ce dernier est vraiment trop à l’écart du chemin. Je le garde en réserve pour une autre fois.

Lundi 5 juin : Santo Domingo de la Calzada - Belorado 24 km
Départ à 8 h du couvent après un bon petit-déjeuner pris sur place. Un crachin assez dense n’a pas cessé depuis hier après-midi. Nous enfilons nos pantalons de pluie. Je crois que c’est la première fois que nous les remettons depuis ce fameux jour de Pâques passé entièrement sous la pluie entre Saint-Chely-d’Aubrac et Saint-Côme-d’Olt. Le grand pont de Santo Domingo passé dès la sortie de la ville, notre chemin s’enfonce dans des champs de céréales. Pèlerin, per agrum, n’est ce pas celui qui va au-delà des champs ? Nous quittons la vigne et la région de la Rioja pour entrer en Castille. Le ciel plombé recouvre ce vaste paysage formé de collines sans arbre. L’air nous paraît lourd et poisseux ce matin. Je préfère les chemins caillouteux, ils ont l’avantage de n’être pas trop boueux. Ce n’est pas le cas du nôtre, boueux à souhait, de cette boue qui colle, qui botte, on s’en met partout et Dieu qu’elle pèse à la semelle de nos chaussures ! Nous avançons à la queue le leu sans pouvoir marcher à notre rythme habituel, sans pouvoir nous dépasser, chacun essayant de marcher sur l’étroite bande d’herbe entre les ornières creusées par les roues de charrette ou bien sur le bas côté, chacun s’arrêtant périodiquement pour décrotter ses chaussures ou bien traînant les pieds pour obtenir le même résultat. On pourrait croire que la bonne humeur ne règne pas ce matin, pas du tout ! les plaisanteries fusent toujours en trois ou quatre langues. J’entends dire derrière moi par des jeunes que j’aperçois pour la première fois : « Géraldine, qu’as-tu fait à ton fond de pantalon, il est tout boueux ? » « Cela ne te regarde pas bonhomme !, cela ne te regarde pas ! ». Cela dit, je suis dépassé par deux jeunes filles rouge carotte, même visage, même vêtements, des jumelles suivies par deux jeunes gars rigolant. Il y a effectivement de la glissade dans l’air. Un peu plus loin un jeune en VTT est bloqué. Son vélo n’est qu’un bloc de boue solidifiée. Il pense arriver au village le plus proche en le tirant pour le nettoyer et repartir par la N120 toute proche même si celle-ci est toujours sillonnée par une quantité impressionnante de camions environnés aujourd’hui d’eau vaporisée. Pour rien au monde je ne roulerai sur cette nationale.
Nous passons ainsi à Grañon, Redecilla del Camino, Castildelgado, Viloria de Rioja, autant de villages quasiment déserts et franchement tristes sous cette pluie fine. Cela fait plus de quatre heures que nous marchons, nous avons parcouru 16 km et cependant, nous nous sommes à peine arrêtés. La fatigue commence insidieusement à se faire sentir, tout nous pèse : sac, vêtements, chaussures. Notre entourage aussi nous pèse et chacun de nous a envie d’être seul. Marie-Thérèse a noté dans son carnet de route à ce moment-là : « J’ai beaucoup de mal aujourd’hui à supporter le chemin, mon entourage, l’esprit du chemin est difficile, j’ai besoin d’être seule, les autres pompent mon énergie en me demandant une aide permanente, ce fut Iseut ou Jeanine, c’est aujourd’hui Marianne qui veut connaître le nom en français de toutes les plantes qu’elle juge intéressantes ou Silke qui est malade ».
Notre chemin longe, à quelques mètres, la N120. Le bruit de la circulation infernale nous vide la tête. Nous voyons les camions frôler les quelques pèlerins cyclistes qui osent s’aventurer ici. Un long faux plat de 5 km va nous achever. Au milieu de celui-ci, nous n’avançons plus. Jeanine est, au moins, à 2 km devant nous. Un petit pont nous offre son parapet pour nous poser autre part que dans la boue. Nous sortons toutes nos provisions : un peu de pain mou, des portions de vache qui rit, des portions de gelée de fruits, de l’eau. Nous avalons tout, nous buvons tout ou presque. Ce break nous fait du bien, nous repartons à petit pas pour terminer ce maudit faux plat, notre cadence augmente dans la légère descente qui suit. Nous sommes repartis !
Belorado s’annonce noyée dans une brume d’eau. Nous franchissons un ruisseau en crue sur un pont en dos d’âne et nous arrivons au gîte adossé à l’église Santa Maria. L’hospitalier est Français, nous en verrons quelques-uns. Ce gîte fut un petit théâtre paroissial, il n’y a pas si longtemps. Ce n’est pas un très beau gîte, un peu vétuste, pas très pratique, mais l’hospitalier fait tout son possible pour combler ces lacunes par un accueil des plus chaleureux. Nous en avons bien besoin. Nous nous retrouvons dans une chambre pour douze personnes avec pour aération une lucarne de cinquante centimètres de côté. Sur le moment cela nous importe peu, nous partons immédiatement à la recherche d’un restaurant que nous trouvons sur la grand place à arcades du village. Soupe de pomme de terre aux lardons, beefsteak, frites, sans oublier le vin, vont nous remettre d’aplomb. Marianne déjeune à une table à côté avec un vieux couple d’Allemands que nous ne connaissons pas. En sortant, nous jetons un coup d’œil à l’église San Pedro. Le thermomètre digital de la place indique 9 °C ! Nous savons depuis la Haute-Loire que nos anoraks doublés de laine polaire suffisent. L’humidité aidant, je trouve cependant qu’il fait vraiment froid ici, aussi nous ne poursuivrons pas la visite de la ville plus avant sous la pluie.
Retour au gîte avec l’intention de récupérer encore des fatigues du matin. Après la douche, je m’allonge pour une sieste. Je m’aperçois avec horreur que notre chambrée, sans fenêtre, est un véritable tombeau : l’humidité ambiante, les odeurs lourdes des vêtements mouillés mis à sécher, si possible, sur les pieds et têtes de lit, le plafond moisi par endroits que j’ai sous les yeux à moins d’un mètre, tout concourt à donner à cette pièce l’atmosphère d’un cul de basse fausse. Je lutte contre une claustrophobie naissante, je prendrai bien un verre d’alcool, n’importe lequel. Je finis quand même par m’endormir pour me réveiller trois heures plus tard avec une migraine épouvantable, mon sentiment de claustration n’a pas disparu.
Le curé de la paroisse est venu dire la prière du soir, nous ne le savions pas, nous devions encore faire la sieste car Marie-Thérèse a aussi beaucoup dormi. Nous nous en apercevons alors que la prière est presque terminée, dommage ! Je n’ose pas déranger la vingtaine de pèlerins qui y assistaient. Nous dirons notre prière seuls, au fond de l’église. Marie-Thérèse me glisse un bout de papier sur lequel elle a relevé une prière qu’elle trouve de circonstance : « Seigneur, ouvre-moi les yeux, ouvre-moi surtout le cœur pour me faire voir et aimer tous ceux que tu placeras à mes côtés aujourd’hui et qui ont besoin de mon soutien, de mon amitié, de mon sourire et de ma force chrétienne ». Elle ajoute : « Beaucoup de pèlerins sont sur le chemin pour crier : “ Intéressez-vous à moi ! ”ou bien même “ Aimez-moi ! ” alors que d’autres, au loin, ont aussi besoin qu’on les aime et prie pour eux : Jacques Maggiar, qui vient de subir une très lourde opération, Julien, en examen de maîtrise, Daniel, dont le mal qui finira par l’emporter dans un mois, n’est toujours pas identifié ». Tout cela fût bien lourd à porter aujourd’hui.
Dîner de cannellonis avec une Suissesse de Genève très gentille, maigre à faire peur parce que trop bonne marcheuse oublieuse de son corps. Elle travaille dans une agence de voyage, son timbre de voix d’aéroport ajouté à l’accent traînant de Genève ont sur moi un effet soporifique extraordinaire malgré ma longue sieste. Je me demande finalement si je ne vais pas amener ici mon sac de couchage et dormir sur cette table qui trône au milieu de cette salle de théâtre. Alors que je fais part de mon projet à voix haute, j’entends Marie-Thérèse exprimer son désaccord – je vais attraper un rhume dans les courants d’air multiples qui balaient l’endroit – puis un jeune Allemand, qui discute avec Silke, me dit qu’on lui a donné cette table pour la nuit. Devant tant d’oppositions, je réintégrerai ma tombe la nuit tombée, à l’inverse de Dracula en somme. On peut dire que ce fût une journée « horribilis », mais ce fut vraiment la seule sur le Camino Francés, merci saint Jacques !

Mardi 6 juin : Belorado - San Juan de Ortega 23 km
Départ à 7 h 30 par un temps passable, un ciel de traîne diraient les météorologues. Le paysage est le même que celui d’hier : champs de céréales à perte de vue. Le chemin lui est en meilleur état, quelques passages boueux sans plus. Nous traversons une succession de villages dont l’intérêt ne saute pas aux yeux : Tosantos, Villambistia, Espinosa del Camino. Nous voyons cependant monter de l’horizon les Montes de Oca, les Monts de l’Oie, vastes hauts plateaux forestiers. Les ruines de l’ermitage de Saint-Felix sont l’occasion de plaisanteries diverses dont notre bon Felix, qui marche avec nous ce matin avec Claude et Walter, fait les frais. Nous arrivons ainsi à Villafranca Montes de Oca au pied des Monts de l’Oie, ville des Francs comme son nom l’indique, et ville romaine bien avant. Ceux-ci avaient baptisé cette ville Auca, c’est-à-dire oie. Les oies et Rome ont toujours fait bon ménage. Il est 10 h, nous avons parcouru 11 km. L’atmosphère a changé, on se croirait dans un village de montagne au pied des stations de sport d’hiver. Le bistro El Pajaro, dans lequel nous entrons, embaume le café et le jambon de pays. Je sens que nous allons faire honneur à tout cela. Le guide mentionne que nous sommes au dernier point de ravitaillement avant Burgos distant d’un peu moins de 40 km. La forêt des Monts de l’Oie était redoutée des pèlerins anciens, on s’y perdait, il y avait des brigands et des loups. « Si tu veux te faire voleur, va à Oca » disait-on et il y a encore quelques loups dans ces sombres taillis. Le curé Laffi, s’étant égaré, y a mangé des champignons pour subsister.
Lesté d’un morceau de jambon salé, nous traversons Villafranca. L’église est fermée, il est donc inutile de s’éterniser ici. Le ciel est dégagé quand nous entamons les quelque 200 m de dénivelés qui vont nous amener sur le plateau. C’est une bonne grimpette, nos fatigues d’hier ont disparu et les kilomètres parcourus ce matin nous permettent d’aborder cette difficulté les muscles en forme et puis il fait frais. Nous passons devant la fontaine de Mojapan (mouille-pain), là même où Aymeri Picaud mouillait son pain au XIIe siècle. En arrivant sur le plateau à 1100 m environ, un aigle me passe au-dessus en planant à quelques mètres. J’ai le réflexe de rentrer la tête dans les épaules, réflexe moutonnier s’il en est ! J’ai juste le temps de voir son corps massif, son bec et son œil dont je prétends qu’il est jaune d’or. C’est dire que la bestiole n’était pas loin !
Les miasmes d’hier sont loin, quel plaisir de marcher sur ce chemin large, raviné mais sec, au milieu de cette forêt de pins, sous un soleil éclatant. Un sentiment d’euphorie nous prend et, si j’en juge l’air de jubilation de nos compagnons de marche, nous ne sommes pas les seuls loin de là. Dans ce cas-là, j’ai toujours l’impression que la mer n’est pas loin, juste derrière la bosse devant nous. On respire à plein poumon cet air léger et frais. On a l’impression que, à nouveau, le printemps est là, les genêts en fleur sont partout. Ces 12 km passent comme dans un rêve. Un certain moment notre chemin se rapproche de la N120 au point de l’apercevoir à travers les arbres en contrebas. Je vois un cycliste filer à toute allure dans une descente suivi par un camion de meubles. Quelque temps après je retrouve le cycliste sur le chemin reconnaissable aux couleurs de son maillot. C’est un Belge, évidemment, qui va à Compostelle. Je lui dis l’avoir vu dans la descente tout à l’heure, il me répond « Ah oui ! il fallait absolument que j’atteigne le pont en bas de la descente avant le camion car le bas côté disparaît remplacé par un trottoir praticable à pied, pas en VTT. Il faut donc éviter de passer un pont en même temps qu’un autre véhicule, il n’y a pas assez de place. Il faut être vigilant et savoir anticiper !» me dit-il en éclatant de rire. Cela me rappelle cette histoire de gros camions porteurs de grumes au Gabon qui, s’apercevant à quelque distance face à face, accélèrent à fond pour passer le premier le pont à une seule voie qui les sépare et si la collision est inévitable, chaque chauffeur saute en marche, s’il le peut. Ce n’est pas un jeu de fou furieux, ces lourds engins ne peuvent pas s’arrêter brutalement sous peine de voir les grumes, emportées par l’inertie, venir écraser la cabine du chauffeur. Je ne suis pas prêt à faire du VTT sur les nationales espagnoles.
San Juan de Ortega se trouve dans une vaste clairière d’herbes folles au milieu de ce plateau à 1100 m d’altitude. L’extraordinaire beauté de cet endroit sauvage dégage une profonde paix. Dépassent de la végétation les quelques toits de tuiles romanes du monastère et son clocher mur à trois cloches. Tout cela me rappelle, en beaucoup moins sévère, l’arrivée au domaine du Sauvage en Margeride dans les tout premiers temps de notre pèlerinage. Après avoir longé le chevet et la nef romane semblable à celle de nos églises de Saintonge, nous arrivons dans une cour bordée à droite par l’église, le monastère dans lequel se trouvent le gîte et quelques dépendances. Je repère tout de suite l’enseigne d’une petite auberge. Notre documentation nous disait qu’il n’y avait pas de possibilité de ravitaillement ici, ce qui est ambigu. Il ne semble effectivement ne pas y avoir d’épicerie. Je sens que cette auberge va avoir l’honneur de notre visite même si le jambon acheté à Villafranca est excellent. Une vieille femme en noir, le visage tanné, ridé comme du vieux cuir nous reçoit. Son air bourru contraste avec une gentillesse que l’on sent à fleur de peau. C’est la sœur du père Marroqui, autre célébrité du camino avec celui de Navarrenx. Le père Marroqui est à l’hôpital, nous ne le verrons pas. Le gîte est vaste. Il a été remis à neuf il n’y a pas si longtemps. Faute d’entretien, les sanitaires sont dans un état déplorable. On sent bien que la sœur du padre ne peut pas tout faire. Elle s’occupe de la literie et de la propreté générale, mais les tuyaux qui fuient ne semblent pas faire partie de son domaine, on le comprend bien. Je m’étais dit en partant du Puy, ce serait bien si j’arrivais enfin à supporter les douches froides, les occasions ne doivent manquer sur le chemin. Eh bien ! c’est ici que mon vœu fut vraiment exaucé. Alors que j’ouvrais le robinet, je reçus sur la tête la pomme de douche et un morceau de tuyau. Un jet glacé sortait directement du mur. Que ce fut dur de récupérer ma respiration à chaque fois que je manœuvrais le robinet.
Nous allons visiter cette église romane, d’une grande élégance, dans laquelle San Juan de Ortega, qui en fut l’architecte vers 1150, a son tombeau. Continuateur de l’œuvre de Domingo de la Calzada, il construisit, ponts, routes, hôpitaux, chapelles. Le saint a préféré reposer dans la crypte sous une pierre toute simple alors que tout à côté se dresse un somptueux tombeau vide qu’un de ses amis, le sachant au plus mal, lui avait fait construire, bel exemple de lucidité et d’humilité ! Un prêtre australien croque, sur un grand carnet, la façade de l’église. Silke me dit qu’il l’a beaucoup aidé à surmonter sa fatigue d’hier et d’aujourd’hui.
Cet endroit dégage beaucoup de charme, j’aimerais m’y arrêter et me promener aux alentours. L’auberge est accueillante et minuscule, nous y retrouvons le groupe de chanteurs espagnols au minicar. Deux Allemandes bien rondes viennent s’asseoir à notre table et nous entamons avec elle une discussion comme si nous nous connaissions depuis toujours.
Faute de père Marroqui pour dire la messe, nous assistons à la prière du soir suivie, en principe, de la célèbre soupe à l’ail servie dans les cuisines du monastère. Comme rien ne se passe, je perds patience et entraîne Marie-Thérèse à l’auberge. Voilà comment on rate un des rites les plus fameux du chemin ! Incrédule et impatient que je suis ! Comme le ciel est dégagé, la nuit sera froide. Alors que le soleil se couche dans un flamboiement de couleur pourpre, j’ai l’impression que l’herbe craque sous mes pieds.

Mercredi 7 juin : San Juan de Ortega - Burgos 23 km
Nous prenons notre petit-déjeuner dans la cuisine du monastère, offert par la sœur du père Marroqui. Le temps est superbe, l’air est cristallin. Nous partons à 7 h 30. Nos ombres s’allongent démesurément devant nous sur le chemin de terre rouge qui serpente entre des chênes et des sapins. Nous débouchons bientôt dans une lande et de là, notre regard se perd en contrebas dans la plaine infinie, en direction du Sud-Ouest. On aperçoit la chaîne Cantabrique qui borde le golfe de Gascogne que nous longerons de loin jusqu’à Leon. Un immense calvaire de bois planté sur le rebord du plateau se détache avec une netteté incroyable sur le ciel bleu. Nous entamons la descente vers Agés et tout à coup je m’aperçois que les champs sont recouverts de gelée blanche comme si l’air d’ici était plus humide que celui d’où nous venons. A la sortie d’Agés nous apercevons un vieux pont encore utilisé, œuvre de Juan de Ortega. Atapuerca fut une bataille entre Navarrais et Castillan en 1054. Pour nous c’est un village sans grand intérêt avec cependant un café ouvert. Nous allons pouvoir compléter le cafe con leche généreusement offert par le monastère. Nous y retrouvons, les gitans au complet, Walter, Felix, Claude, Marianne, d’autres Allemands et Brésiliens. La discussion porte sur la façon d’entrer dans Burgos. Les uns s’en tiennent au chemin, les autres, dont nous sommes, préfèrent, comme on nous l’avait conseillé en France, éviter la banlieue industrielle de Burgos peu sure et prendre le bus. Mais où trouver une station de bus ? Le patron du bistro nous conseille de nous rendre à Villafria de Burgos à une dizaine de kilomètres d’ici. Nous irons donc dans ce patelin ainsi d’ailleurs que la grande majorité de pèlerins présents. La colline que nous escaladons maintenant dans les cailloux a une végétation pauvre mais entièrement en fleurs : ce sont des chardons, des genêts, des coquelicots, des épineux. Nous longeons un camp militaire et les pétarades des mitrailleuses nous font nous retourner à plusieurs reprises. Au sommet, nous avons une vue magnifique sur la plaine et sur Burgos sous son dôme de pollution. Nous rattrapons madame gitan qui marche difficilement en se dandinant. Je m’arrête quelques instants au coin d’un buisson et en rattrapant ces dames qui discutent je n’aperçois pas la bifurcation à droite à travers champ. Marie-Thérèse comme Jeanine occupées à bavarder auraient dû la voir mais non ! A quatre, nous l’avons ratée, ce seront 4 km de goudron en supplément. A Orbaneja, nous serons accueillis par des sourires ironiques de nos compagnons. Les gitans étaient visiblement inquiets de ne pas voir arriver leur commère. Nous avions, il est vrai, presque une heure de retard. Après une limonade espagnole, c’est à nouveau le goudron jusqu’à Villafria, tête de ligne d’un bus qui va nous mener au centre ville distant de 5 km.
Burgos capitale de la vieille Castille, ville du Cid, mais aussi, ville bruyante et puant le gasoil. L’office du tourisme nous donne la liste des hôtels pas trop chers car nous avons l’intention de nous arrêter une journée ici. Dès demain après midi, nous irons au gîte municipal qui se trouve à la sortie de la ville, vers Hornillos del Camino notre prochaine étape. Notre liste en main nous partons choisir notre hôtel. A peine débouchons nous dans la rue qu’un couple de pèlerins français et Lise, la canadienne de Montréal, nous saluent. Ils ont pris pension à l’hôtel Norte y London juste en face. Nous leur emboîtons le pas forts de leurs recommandations sans se soucier le moins du monde du prix. Dans le hall, nous retrouvons Béatrice, la Brésilienne déjà rencontrée maintes fois. Pour 10600 pesetas, notre chambre est des plus confortable. Marie-Thérèse et moi partons visiter la cathédrale Santa Maria dont la blancheur retrouvée après un récent ravalement nous est insupportable sous ce soleil de fin d’après-midi. Toutes ces dentelles de pierre, cette architecture compliquée, ces chapelles emboîtées les unes dans les autres comme des poupées russes, ces christs suppliciés, morbides, tout cela me tourne la tête et me fatigue. Comme la simplicité romane est bien loin ! Nous sortons rapidement flâner dans les ruelles pleines de charme tout autour. Evidemment, on ne peut ignorer que nous sommes dans la ville du Cid. On ne compte pas les bars el Campéador, les magasins Rodrigue ou Don Diego. Marie-Thérèse fera laver nos sacs de couchage dans le pressing Chimène.
Au détour d’une rue, nous rencontrons Emeric rencontré, fin mai, à Aroue. Emeric nous semble en très bonne forme. Il nous explique qu’il a abandonné un temps le chemin pour assister au mariage de sa sœur en Normandie. Cette fois-ci sa chemise est toute neuve, magnifique ! ce qui fait sourire Marie-Thérèse. Il est évident que sa famille n’a pas voulu le laisser repartir, vêtu comme un gueux.
Nous passons la soirée à la terrasse d’un café-restaurant devant la promenade qui longe le Rio Arlanzon. Quelle drôlerie de voir ces gens aller et venir sur cette promenade. Ils se sont habillés pour venir ici. Les dames ont des chapeaux et des robes à fleurs. Les mamies sont délicieuses ainsi. Les messieurs ont des airs importants avec feutre et cigare et parfois fines moustaches bien taillées. Tous ces gens se saluent par des petits gestes de la tête ou des mains, ceux qui déambulent et ceux qui se sont assis à la terrasse pour prendre l’apéritif. Il doit bien avoir quelques nuances dans ces différents saluts, mais je ne sais pas les décoder. Tout ce monde bon enfant est heureux d’être vu. Par contre je n’arrive pas très bien à comprendre ces jeunes couples habillés comme leurs parents poussant devant eux un landau aussi massif qu’une Cadillac des années cinquante. Je les compare avec amusement à la jeune femme en roller, qui avait failli nous percuter à Paris, alors qu’elle filait à bonne allure avec une poussette de course à trois roues.
J’aurais tant aimé visiter le monastère de Santo Domingo de Sillos et la beauté unique des sculptures de son cloître du XIe siècle. Eloigné de 60 km de Burgos on ne peut songer y aller à pied. Les transports en communs nous obligent à coucher une nuit sur place. Ce sera pour une fois prochaine !
Le gîte de Burgos est tenu par des Allemands, Amis de Saint-Jacques. Ces gens veulent absolument que Marie-Thérèse et moi dormions dans des lits côte à côte et non pas l’un au-dessus de l’autre. C’est comme cela, on ne discute pas ! Voisinent quelques Facultés : Droit, Sciences... Celle de Droit se trouve dans un ancien couvent entièrement transformé, modernisé, adapté à la vie universitaire, une splendeur !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire