mardi 23 décembre 2008

Du Puy-en-Velay à Conques

Samedi 15 avril : Le Puy - en -Velay
Après avoir fait nos adieux à Julien et Clément, pris le TGV jusqu’à Saint-Étienne puis une micheline jusqu’au Puy, nous arrivons à 17 h comme prévu. Depuis Saint-Étienne, nous nous sommes baladés dans un décor grandiose de gorges sauvages en remontant la Loire qui, à cet endroit de son cours et en cette période de fonte des neiges, est une jeune rivière impétueuse. Déjà nous avons repéré dans le TGV des sacs à dos, un drôle de gars avec un chapeau quatre bosses du plus bel effet et un bourdon. Pas moyen de se tromper ce gars-là va pérégriner quelque part.
Nous allons déposer nos sacs à l’Hôtel Bristol, 7, avenue Foch, dans lequel j’ai réservé une chambre et nous montons immédiatement visiter la ville pour repérer les lieux, notamment la Place du Plot, point de départ du chemin du Puy à Saint-Jacques. J’admire quelques vieilles rues moyenâgeuses avant de monter vers la cathédrale. J’essaie de ressentir les cailloux, enchâssés dans le ciment de la rue, à travers la semelle de mes chaussures en me disant que je gravis, en cette fin d’après-midi, la première d’une très longue série de côtes avant d’arriver à Saint-Jacques. Du coup je manque de m’étaler à plusieurs reprises. Marie-Thérèse me fait des commentaires acerbes sur ma façon de marcher. J’apprends ainsi le premier principe à observer sur le Chemin de Saint-Jacques : regarder où l’on met ses pieds. Nous verrons par la suite que l’inobservance de ce principe conduira maints pèlerins à l’hôpital avec une foulure ou une omoplate brisée, par exemple. La dernière volée de marches franchie, nous arrivons à l’accueil où on nous dit que la messe du lendemain aurait lieu à six heures. Diable !, c’est tôt !
La visite de la cathédrale prend du temps. Elle est vaste et belle. Cette pierre brune est un peu triste, mais les voûtes sont magnifiques. Certaines arcades sont à claveaux polychromes noirs et blancs. Influence arabe déjà ! Je ne sais. Notre-Dame du Puy, Vierge noire, trône, majestueuse, énigmatique, dans sa robe du jour sur le maître-hôtel. Je lui dédie notre marche.
A côté du maître-hôtel justement, Marie-Thérèse, toujours curieuse découvre le livre des intentions de prière sur lequel Odile Rapin, de passage quelques heures plus tôt au Puy, a eu la gentillesse d’inscrire une intention pour la réussite de notre pèlerinage. Cela nous réconforte beaucoup, car nous nous sentions un peu seuls et finalement pas très rassurés face à l’inconnu de notre entreprise.
Nous quittons la cathédrale par sa partie romaine et dévalons les coupe-gorge qui nous conduisent au centre-ville. Tout en descendant, nous passons, sans que nous l’ayons cherché, devant le local des Amis de Saint-Jacques. Là, un vieux et charmant monsieur nous accueille et nous sert un verre de Maurin - autre influence arabe ? - qui est un apéritif local à base de vin, de cerises et d’amandes amères.
Ce soir nous dînons tôt au Bristol et nous nous couchons de même.

Dimanche 16 avril : Le Puy - Montbonnet 17 km
Levés tôt, nous reprenons le chemin de la veille vers la cathédrale. Celle-ci est pleine de lycéens qui ont marché cette nuit avec leur évêque. Certains chantent, beaucoup dorment gentiment, les bancs de filles sont les plus animés, on y bavarde beaucoup. La messe finie nous nous rendons à la sacristie faire viser pour la première fois notre crédential, mot d’origine espagnole que l’on veut maintenant appeler « créancial » en référence aux lettres de créance, car le crédential sera notre passeport pendant tout le pèlerinage. Nous saluons l’évêque du Puy. Comme nous lui disons que nous allons à Saint-Jacques, celui-ci semble surpris comme pour dire « cela existe encore ce machin-là ? ». Il faut s’attendre à tout d’un évêque qui n’a pas dormi ! Nous parlons de Paris et de la rue Madame où il a été, lui aussi, étudiant quelques années après moi.
Revenus à l’hôtel, nous prenons notre petit-déjeuner et c’est le vrai départ sac au dos. D’abord, la très célèbre place du Plot, point de départ du « Chemin », appelé en France le GR65 (ce GR a été inventé dans les années 1970 à partir des quelques traces laissées par les pèlerins anciens – calvaires, bâtiments, sanctuaires, ponts – reliées par un tracé bucolique qui évite le plus possible le goudron et qui lui, n’a probablement rien à voir avec l’histoire du pèlerinage) . Il est 8 h 15. Nous nous faisons photographier devant la plaque : « Ici prend naissance la Via Podiensis grande route du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle ». Nos sourires sont un peu crispés, notre équipement neuf de marcheur au long cours – chaussures, sacs à dos, anoraks (beige pour Marie-Thérèse, rouge pour moi) - nous gêne un peu aux entournures. Au bout de ce ruban multicolore de cailloux, de terre, de boue et de sable, 1600 km plus loin, nous avons rendez-vous avec « Monsieur saint Jacques ».
Tout de suite, c’est la montée par la rue Saint-Jacques pour sortir de cet ancien chaudron de lave, il y a de cela des millions d’années. Au fur et à mesure que nous grimpons, ce paysage volcanique se dévoile. On reconnaît facilement Saint-Michel-d’Aiguilhe planté au sommet de son cône de lave. On croit deviner des coussins de lave et orgues basaltiques. La route monte toujours à travers les jardins potagers de la banlieue du Puy. Petit à petit cependant avec l’altitude nous entrons dans une région d’élevage à l’approche de Saint-Christophe-sur-Dolaison. Il est 10 h 15.
Il fait un temps très venteux. Les nuages passent très rapidement faisant alterner soleil et menace de pluie. Après Saint-Christophe, le vent du Sud est si violent sur ce plateau, que nous sommes en permanence déportés vers la droite. Nos sacs à dos, enrobés de leur protection contre la pluie, offrent, il est vrai, une prise facile. Ici, comme au Puy, le basalte est noir. Cela donne au paysage, aux églises et aux maisons, souvent en ruine d‘ailleurs, un aspect particulièrement sévère.
Nous rencontrons déjà quelques pèlerins. Une Suissesse, notre âge à peu près, nous dépasse à toute allure. Deux Françaises, Claude et Jeanine se joignent à nous. J’ai l’impression qu’avec ces premières rencontres, notre pèlerinage démarre vraiment. Tout en marchant, je regarde Marie-Thérèse marcher et je me demande où tout cela va nous mener.
A Ramourouscle, je photographie un beau portail de pierres énormes ajustées comme un monument inca. Il date de 1679.
La chapelle Saint-Roch du XIIIe siècle se trouve à l’entrée de Montbonnet. Elle est fermée. J’espère l’intérieur mieux restauré que l’extérieur. Ce dernier constitué de pierres de lave jointoyées récemment avec de la chaux blanche ne m’enchante pas du tout.
Il est 13 h 30, nous arrivons dans un gîte assez rustique. Le vent s’y engouffre avec violence. Le temps fraîchit et il n’y a pas de feu.
On nous signale la présence d’un unique bistro dans le pays, le bar Saint-Jacques, nous nous y rendons pour y prendre une Verveine du Velay. Effet immédiat, avec ses 54° d’alcool, une onde de feu envahit nos veines. Notre moral est au plus haut. Nous rentrons dîner au gîte où cette fois-ci nous attend un bon feu. Il y a une quinzaine de personnes dont Claude et Jeanine avec qui nous faisons connaissance, ce sont deux anciennes infirmières de Lyon.
Je découvre dans la cour un tas de cristaux de roche abandonnés là par le responsable du gîte, géologue de surcroît. Je prends un cristal de la taille d’une noix que j’emporterai dans la cathédrale de Saint-Jacques. Ce sera mon cadeau à mon saint patron. Il y a avec moi un gamin luxembourgeois qui, émerveillé, remplit ses poches de cristaux. Nous avions déjà repéré ce gamin et son père dans le TGV de Paris.
La variante du chemin qui passe par Bains me semble préférable. Ce village est mieux équipé. Le gîte est, paraît-il, bon et il y a des hôtels et restaurants. Enfin, cette variante n’est pas plus longue que celle que nous avons prise.

Lundi 17 avril : Montbonnet - Monistrol-sur-Allier 17 km
Réveil sous la neige ! Cela ne nous étonne qu’à moitié. Après un frugal petit-déjeuner, ce qui n’est pas très bien pour préparer une marche qui s’annonce difficile, nous partons à 9 h sous un soleil timide et de lourds nuages. Notre chemin s’élève vers les collines où l’épaisseur de la neige avoisine les dix ou quinze centimètres. Il ne fait heureusement pas très froid et le vent est tombé.
Nous atteignons le lac de l’œuf, bien connu des pèlerins du Moyen Age, après quelques hésitations, car la neige a recouvert les balises rouges et blanches du chemin et il n’y a pas ou plus de lac. S’il existe encore, il est masqué par les sapins qui bordent une large dépression sur notre droite où l’on peut peut-être retrouver son existence à l’état de marécage quelque part au fond de celle-ci. Nous nous retrouvons sur un petit chemin goudronné signalé par notre guide au point de jonction du chemin qui vient de Bains.
Le temps s’améliore, le soleil se montre. Le hameau de Chier est traversé et nous arrivons à Saint-Privat par un chemin à pic que je n’aimerai pas prendre par temps de pluie. En bas, le Rouchoux est traversé sur une passerelle et nous longeons le moulin de Piquemeule pour ensuite remonter sur Saint-Privat-d’Allier qui marque la fin du Velay.
Il est 11 h 45, nous visitons la jolie église du XIIe siècle au sommet du pays à côté des restes d’une place forte.
A midi, nous repartons pour Rochegude distant de 3 km environ. Rochegude est un hameau avec des ruines d’un château dont il ne reste qu’une tour éventrée et une minuscule chapelle. Le château des Mercoeur commandait la vallée de l’Allier qu’il surplombe de 3 à 400 m. La chapelle Saint-Jacques, avec son clocher mur à deux cloches, tient en équilibre sur son gros rocher. L’intérieur est roman. On y tient à quelques personnes, c’est tout ! C’est un endroit émouvant par sa simplicité et sa beauté. Autour, le panorama est magnifique. On aperçoit au loin sur l’autre rive de l’Allier les fermes auprès desquelles nous passerons demain.
Le chemin s’engage ensuite dans une sente très escarpée parmi des pins et de gros blocs de basalte ou de grès, je ne sais. On se croirait en Corse, les odeurs en moins. Il nous faut perdre 3 ou 400 m pour arriver à Monistrol. En bas de cette descente, à Pratclaux, nous faisons notre première infidélité au chemin en prenant un raccourci par une petite route goudronnée. Nous sommes à 14 h à l’hôtel des Gorges qui s’avère être un hôtel simple et sympathique.
Monistrol-sur-Allier est au fond d’un trou. C’est un village noir, austère et poussiéreux. On y construit un pont routier qui l’évitera dans un futur proche.
C’est le jour de mon anniversaire et nous décidons de prendre un scotch avec beaucoup de Perrier. Le résultat est le même, nous sortons du bar de l’hôtel un peu pompette.

Mardi 18 avril : Monistrol-sur-Allier - Saugues 12 km
Départ de Monistrol à 9 h. On peut apercevoir à 150 m au-dessus de nos têtes le hameau d’Escluzels que nous allons atteindre au bout de 2 km de grimpette. Nous passons d’abord devant l’oratoire de la Madeleine, grotte qui a servi d’abri aux pèlerins. On lui a adjoint une façade au XVIIe siècle. Par un chemin caillouteux muni d’une main courante, un escalier pour tout dire, nous atteignons Escluzels. La montée va se poursuivre pendant 4 km jusqu'à Montaure aperçu la veille de Rochegude. Le temps est splendide et je transpire abondamment. C’est bon pour la peau dit-on. Il est vrai que nous buvons le plus possible, toutes les heures. Il est 10 h 30.
Nous avons grimpé avec un groupe de quatre Vosgiens, la cinquantaine passée, parti de Ronchamps. Nous avions aperçu leurs femmes venues les retrouver hier soir à l’hôtel des Gorges. Le « chef » de ce groupe semble mener son monde à la cravache. « Mon équipe a un moral d’acier » me dit-il. En fait, ils sont deux à bien marcher et deux qui traînent loin derrière. Je doute que ces derniers aient un moral d’acier.
Après Montaure, le chemin serpente sur un plateau. Nous traversons ainsi quelques hameaux bien entretenus dans ce pays d’élevage. Ce sont Rozier, Levernet et Rognac. C’est ici que nous voyons sortir un troupeau de vaches après les mois d’hiver. Ces dames se comportent comme des gamines en cour de récréation, elles se bousculent, se courent après, se montent dessus. La joie de se retrouver dans les pâturages après quelques mois de claustration les rend folles. C’est assez drôle à voir à condition de se tenir à distance.
Saugues, capitale du Gevaudan, s’annonce bientôt par des sculptures diverses. Un artiste bûcheron a utilisé quelques troncs cassés par la tempête pour en faire des sculptures naïves. On y voit, selon la taille du moignon restant, un pèlerin, des champignons, une biche, un lapin, des loups. En arrivant au-dessus de Saugues, nous nous faisons photographier devant une belle représentation de la bête du Gevaudan : un loup énorme à la gueule menaçante, lui aussi sculpté à la serpe dans plusieurs troncs d’arbre assemblés. Pendant le cheese de rigueur, je ne peux m’empêcher de songer à cette phrase lue je ne sais où : « Route du Puy, route âpre et sauvage, sentiers de basalte coupant, semés d’âcres bruyères, route de dangereuse réputation où la galipote au corps de loup joue de mauvais tours aux voyageurs, même aux plus avertis ».
L’hôtel de la Terrasse à Saugues est luxueux. La sévère tour des Anglais en pierre de lave noire est toute proche. Le croassement des corneilles est assourdissant. Il est 13h. Après une bonne douche, nous partons visiter Saugues, un joli bourg qui a su garder son caractère médiéval. Je prends des photos de la collégiale Saint-Medard.
Nous apprenons que le gamin luxembourgeois qui était avec nous à Montbonnet a dû rentrer chez lui complètement épuisé. Son père lui aurait fait faire le trajet de Montbonnet à Saugues d’une seule traite, soit à peu près 30 km. Compte tenu des dénivelés rencontrés et de la distance, faire marcher ce gamin, sac à dos et les poches pleines de cristaux de roche, était, pour le moins, bien imprudent.

Mercredi 19 avril : Saugues - Domaine du Sauvage 20 km
Départ à 8 h 30 par un temps couvert et frais. Nous prenons des petites routes goudronnées qui montent doucement pour passer par les hameaux de Pinet, La Clauze et son donjon curieusement perché sur un bloc de granit, Villeret-d’Apchier. Nous traversons aussi quelques forêts magnifiques, la mousse pend aux fils des clôtures, elle est partout.
A midi, nous sommes en face de Chanaleilles. La route actuelle passe sur la rive droite de la Virlange alors que l’ancien chemin passait sur l’autre rive. Nous apercevons distinctement le clocher mur et ses six cloches. Mes jumelles me sont utiles pour inspecter cet édifice. Nous faisons halte et dégustons l’excellent saucisson que Marie-Thérèse avait acheté à Saugues.
En repartant, notre chemin tourne à gauche et nous retrouvons devant une barrière que nous hésitons à ouvrir pensant déboucher dans une propriété privée. Nous sommes encore novices, il fallait simplement passer et bien refermer pour éviter que les troupeaux ne s’échappent. Très vite les marques du chemin réapparaissent, une ligne de haute tension nous guide et nous finissons par traverser la Virlange en passant sur des gros blocs de pierre. Nous rejoignons alors la route qui mène au col de l’Hospitalet jadis appelé col de Saint-Roch. Quelques lacets plus loin nous apercevons l’embranchement vers le domaine du Sauvage, une énorme bâtisse au toit d’ardoises que nous croyons toucher du doigt tant il fait beau et tant l’air est pur. Nous engageons donc dans ce chemin de terre large, superbe ancien chemin de transhumance. Ce domaine est un centre d’élevage. Les animaux y sont nombreux dans d’immenses prairies d’herbe encore rase, parsemées de jonquilles et de pensées jaunes et bleues. Nous croisons ainsi des juments et leurs jeunes poulains qui commencent à peine à faire des cabrioles, des vaches et leurs veaux à peine plus vieux, des chèvres, des chevaux. Un élevage d’aurochs se trouverait à proximité d’ici, paraît-il. Au loin, en lisière, à l’ombre de la sombre forêt de sapins, nous pensons apercevoir des plaques de neige. Nous marchons ainsi sans plus apercevoir notre gîte qui a disparu dans un repli du terrain. Sans repère, la fatigue s’installe, nous faisons halte pour boire et manger un morceau de biscuit. Cela vaut mieux que de se poser des questions sur la distance qu’il reste à parcourir. Effectivement, quelques instants plus tard, le Sauvage nous réapparaît au bout du chemin, tout proche avec ses bâtiments massifs, à l’épreuve du temps puisque leur origine est très ancienne et mystérieuse dit-on. En l’an 1200, ils appartenaient déjà aux Templiers qui secouraient ici les pèlerins.
Il est 14 h, la fermière qui est en même temps hôtesse n’a pas fini de faire le ménage. Impressionné sans doute par la sévérité et la rusticité de ces lieux, je lui demande une chambre, étant persuadé que c’est ici que l’on m’en a proposé une au moment où j’avais réservé. On nous donne donc une chambre, la seule, au lieu d’une place au dortoir. Une heure après, on me dit que notre chambre avait été réservée par un vieux ménage. Il n’y a plus de place dans le premier dortoir et le second ne sera ouvert que plus tard. Tout s’arrange finalement, le vieux ménage, qui randonne avec enfants et petits-enfants, a trouvé une solution dans un petit dortoir ouvert finalement exprès pour eux. L’endroit est plein de ressources. En fait, c’est à l’hôtellerie de l’abbaye de Conques que l’on m’avait proposé une chambre et non ici.
Le gîte se remplit petit à petit, il est vrai que cet endroit de la Margeride est incontournable pour tout pèlerin. Nous dînons très copieusement de produits de la ferme, au bout d’une longue tablée, à côté de trois solides marcheurs, dont un vieux monsieur tout sec d’au moins soixante-dix ans qui en est à son cinquième pèlerinage. Ce sont eux, entre quelques bouteilles de vin à 12°5 garantis, qui nous donnent les ficelles du métier de marcheur : « Desserrer le haut de ses chaussures en montée, de manière à pouvoir plier la cheville puisque le corps en montant se penche en avant. Donner du mou aux petites sangles qui règlent l’inclinaison du sac à dos de manière à ce que celui-ci, en s’inclinant vers l’arrière, repose principalement sur les reins. Se faisant vos épaules sont soulagées du poids du sac. En montée aussi : faire des petits pas ; cela fait partie des choses que l’on fait intuitivement. En descente, maintenant, il faut évidemment faire le contraire. Resserrer le haut de ses chaussures de manière que le bout du pied n’aille pas buter au fond avec pour conséquence des ongles noirs qui finissent par tomber laissant vos extrémités à nu, sans défense, ou pire des ongles incarnés qui font si mal. Ramener aussi le sac le long de son dos en tirant vers le bas les petites sangles de réglage. Ainsi positionné, votre sac ne vous entraînera pas dans la pente. Il est permis de faire des grands pas dans les descentes à condition de ne pas se casser la figure, bien entendu, mais il faut aussi avoir des chevilles, des genoux et des cuisses solides pour cela, surtout en Margeride ». Bien plus tard, à Roncevaux, j’aurai l’occasion de voir une autre technique de descente dans une forte pente.
C’est au Sauvage que nous faisons connaissance d’Iseut, une jeune Suissesse qui vient de Berne à pied et qui se rend au Cap Finisterre. « De ma maison, …à la mer » dit-elle. Elle a accompli seule les 500 km qui séparent Berne du Puy. Je trouve cela assez extraordinaire.

Jeudi 20 avril : Domaine du Sauvage - Aumont Aubrac 27 km
Nous quittons ce domaine pastoral à 8 h. Aujourd’hui, nous nous essayons sur 27 km après avoir petit à petit augmenté la difficulté des étapes depuis le Puy. Nous devons passer le col de l’Hospitalet tout proche et, en principe, entamer une longue descente vers Aumont.
Le chemin qui mène au col longe une belle forêt de sapins. Nos bâtons à bout ferré ne peuvent transpercer les flaques gelées du chemin. Nous traversons les larges plaques de neige aperçues la veille. Le soleil rasant éclaire les arcades et les contreforts romans des bâtiments du Sauvage. Nous nous arrêtons pour admirer. Le trajet est assez court jusqu’au col, tout au plus 3 ou 4 km, que nous ne voyons pas passer tant le chemin est beau. Arrivés au sommet, un spectacle désolant s’offre à nous : trente hectares de sapins ont été cassés par la tempête de décembre 1999. Dès que nous approcherons, par la suite, du sommet d’une colline, et cela jusqu’à Conques, nous verrons des arbres abattus qu’il faudra bien souvent escalader. Les arbres par terre seront quand même un excellent présage pour nous, ce sera le signe que nous arrivons au sommet.
La chapelle Saint-Roch se trouve au milieu du col. Cet autre lieu saint du chemin s’appelait Saint-Jacques en l’an 1300. Le culte de saint Roch se substitua à celui de saint Jacques au XVIe siècle. Ces deux saints restent souvent confondus dans la dévotion populaire. Cette chapelle serait jolie si l’on ne l’avait pas récemment affublé d’un crépi jaunâtre monstrueux. L’intérieur ne peut racheter l’extérieur, elle est fermée.
Nous quittons donc le département de la Haute-Loire pour celui de la Lozère en dégringolant vers Saint-Alban-sur-Limagnole à 10 km de là. Nous traversons ainsi la Margeride qui est un vaste plateau granitique couvert de landes, de forêts de hêtres et de résineux.
Saint-Alban se distingue par son asile psychiatrique. A peine entrons-nous en ville que, déjà, nous sommes abordés par des gars pas très clairs mais gentils. Ils nous réclament dix francs pour acheter des cigarettes. Nous leur donnons quelques pièces pour avoir la paix. Le château, en grès rouge, se trouve en bordure de l’asile, nous n’essayons pas de le visiter. L’église romane, elle aussi en grès rouge, est ancienne, l’abside particulièrement sombre et les chapiteaux fort beaux sont du XIe siècle. Nous achetons notre pique-nique ici : saucisson, pain, cantal, fruits.
Au sortir de Saint-Alban nous croisons un paysan qui vient d’épandre un lisier fortissimo dans son champ. Un régal pour nos narines et cela va durer le temps d’une grimpette que nous allons trouver fort longue.
Aux Estrets, ancienne commanderie des Hospitaliers de Saint-Jean, 8 km plus loin, nous sommes tout à fait remis et nous déjeunons dans un champ près de la Truyère, jolie petite rivière à truite.
Aumont-Aubrac n’est plus qu’à 7 km. Notre chemin emprunte ou côtoie l’ancienne voie romaine d’Agrippa pour y arriver. Nous y sommes à 17 h un peu fatigués, car nous avons dû passer par-dessus ou par-dessous de nombreux arbres abattus et nos sacs ne nous y aident pas ! Une bonne douche à l’hôtel de la ferme du Barry nous remettra d’aplomb. Nous retrouvons ici Claude, Jeanine, Iseut, nos trois initiateurs des techniques de marche et bien d’autres, tous en bonne forme. Nous dînons avec un tailleur de pierre tombale, originaire de Rive-de-Gier, qui me semble-t-il, désire changer de métier et marche pour prendre du recul. Il s’est lié avec notre bonhomme au chapeau quatre bosses aperçu dans le TGV de Paris. C’est un Belge sympathique, Dominique, pas très causant. Nous rencontrons aussi Franck, un Hollandais et un couple du Mans qui vient de Vezelay. La route que ces gens ont prise n’est pas balisée, ils se sont beaucoup perdus avant de se décider à rejoindre la route du Puy.
Le gîte attenant à l’hôtel n’est pas très propre. Nos amies s’en plaignent.

Vendredi 21 avril : Aumont-Aubrac - Nasbinals 22 km
Le guide Laborde-Balen, édité par Randonnées Pyrénéennes, donne Nasbinals à une distance de 26 km. Celui de la Fédération Française de Randonnée Pédestre : 24 km. Allez savoir ? Nous serons confrontés bien des fois à des écarts inexplicables sinon par des changements de parcours. Je n’ai pas voulu prendre de podomètre pour éviter de tomber, à posteriori, sur une autre mesure. Tout cela n’a qu’une importance très relative.
Notre amie Iseut a une idée de génie ce matin. En femme pratique, qui a bien plus que nous l’expérience du terrain, elle a remarqué que le GR65 faisait un détour par Chaze-de-Peyre, Sud puis Ouest sur 8 km. Le chemin du tour de l’Aubrac, balisé jaune et rouge, est plus direct. Iseut nous propose de commencer par lui puisqu’il rejoint le GR65. Nous économisons ainsi une heure de marche, soit quatre bons kilomètres. Cela me convient tout à fait.
Nous voilà donc partis à 8 h, Iseut, Claude, Jeanine, Marie-Thérèse et moi sur un large chemin de terre bien fait et par beau temps. Je n’imagine pas un seul instant, à ce moment-là du chemin, le nombre d’étapes que nous ferons ensemble. Cela va durer longtemps, très longtemps, jusqu’à Santiago ou presque. En attendant, nous arpentons les terres de la puissante baronnie de Peyre.
Comme prévu nous rejoignons le GR65, peu après Lasbros, au moment où arrive justement notre grand Hollandais qui vient d’Eindhoven à pied : c’est Franck rencontré hier soir. Il a traversé le nord de la France en février. En mars il était à deux pas de notre maison du Loiret. Aujourd’hui, 21 avril, nous sommes côte à côte sur ce chemin forestier. Il a laissé sa femme, ses quatre enfants et son magasin de toilettage de chiens là-bas. Il a une façon de marcher que je n’ai jamais revue ailleurs. Il marche courbé en avant, le bras droit passé dans la bretelle de sa salopette, le bras gauche rythmant sa marche. A chaque arrêt, il sort ses cigarettes. Ça non plus je ne l’ai pas revu. Il y a peu de fumeurs sur le chemin.
Peu de temps après, nous arrivons à un carrefour de quatre chemins où se trouve une unique masure, un café-restaurant. Nous nous précipitons prendre un café chez « Régine » puisque telle est l’enseigne de cet établissement. Régine nous indique que le chemin a été détourné à la suite de la tempête. Cent cinquante arbres sont en travers du parcours. Le spectacle est saisissant devant nous. Nous sommes sur le plateau d’Aubrac. Nous pique-niquons, quelque temps après, devant le Moulin de la folle au bord de la Rimeize. Endroit tragique et désert s’il en est. Et puis, nous repartons à travers cet immense pays, « lieu d’horreur et de vaste solitude ». Les arbres ont disparu. Les landes de bruyère encore rases et désertes en cette saison s’étendent à perte de vue. Les vaches blondes de l’Aubrac, à « l’œil fardé de noir comme des femmes de mauvaise vie », n’effectueront leur transhumance, l’estive, que dans un mois, à la Saint-Urbain. Pas une ferme à l’horizon, pas une route hormis la draille sur laquelle nous avançons, rien, sinon quelques mégalithes jetés çà et là comme des dés par une main de géant, quelques bruissements de ruisseaux, quelques enclos de pierres sèches utilisés jadis par les bergers pour protéger leurs troupeaux des hordes de loups et des bandits, rien que cette terre usée par le vent, rabotée jusqu’à l’os par un glacier géant il y a des milliers d’années et un ciel omniprésent et radieux comme une aube en mer, écrasant, magnifique. Je ne voudrais pas avoir à traverser ce pays par temps de neige. Il neigera d’ailleurs quelques jours après notre passage effaçant tous les repères qui sont ici peints à même la pierre du chemin. « Ami si tu t’aventures en Margeride ou dans le Cezallier, dans les monts du Cantal et les landes de l’Aubrac, prends garde à ta vie. Ne force ni la nuit, ni la neige, il pourrait t’en coûter ! » disait-on aux pèlerins de l’an mil comme on le conseille encore de nos jours aux automobilistes. Je vous le dis tout net, dans ce cas, je serais resté chez Régine dont la couleur du nez me dit que l’on ne doit pas s’ennuyer chez elle.
Je manque d’oublier mon bâton de pèlerin à la halte que nous faisons à Rieutort. J’en profite pour photographier quelques vieux murs de pierres remarquablement agencées. Peu après nous traversons le pont roman de Marchastel sur le Bés au milieu duquel se trouve un calvaire.
Le Plomb du Cantal couvert de neige et Nasbinals sont en vue. Je suis frappé par l’homogénéité et l’harmonie de cette petite ville qui s’étale à flanc de coteau devant nous. Harmonie des formes, avec l’étagement bien ordonnancé de tous ces toits de lauze que ne viennent troubler aux alentours aucun hangar agricole en tôles ondulées, ni aucun cube industriel ou commercial. Les couleurs, à dominante gris clair, sont sévères, mais ce n’est pas triste. Je me régale. C’est ici, à l’entrée du pays, que Marie-Thérèse dégote un garagiste qui veut bien réparer le sac à dos de Claude dont une sangle a lâché. Un rivet pop fera l’affaire.
Nous prenons possession de notre chambre à l’hôtel Maison Bastide derrière l’église Sainte-Marie dont le clocheton octogonal est à quelques mètres de notre fenêtre.
Je me rappellerai longtemps de l’omelette aux cèpes que nous avons dégustée ce soir-là, nous sommes vendredi saint rappelons-le, en compagnie de nos amis : Dominique le Belge, Franck le Hollandais, Iseut, Claude, Jeanine, notre tailleur de pierre et bien d’autres.
Nous avons effectué nos premiers 100 km et un peu plus sans problème.

Samedi 22 avril : Nasbinals - Saint-Chely-d’Aubrac 18 km
Nous partons à 8 h 45 après avoir visité l’église Sainte-Marie de style roman auvergnat. Le temps est vif ce matin. Nous empruntons une allée splendide bordée de hêtres centenaires et puis nous débouchons bientôt dans des alpages dénudés. La draille grimpe jusqu’au buron de Gisnetouse à plus de 1300 m. Il fait franchement froid à cette altitude que nous retrouverons dans les Pyrénées et en Espagne en fin de parcours.
En descendant, nous perdons notre chemin et nous nous égarons dans une prairie gorgée d’eau entourée de hauts murets de pierre qui ressemblent étrangement à ceux, aujourd’hui presque disparus, de nos écluses charentaises. Finalement, nous retrouvons la flèche rouge à peine visible qui nous avait échappé.
Au kilomètre 8, nous apercevons la célèbre « domerie » d’Aubrac dont la cloche, Maria, signalait la présence de cet hospice aux pauvres pèlerins perdus les soirs de brouillard et de tempête. On peut aussi se perdre comme nous, en plein midi, par beau temps ! Construit en 1120, cet hospice était si bien organisé que les papes le prirent sous leur protection directe en lui accordant des privilèges fiscaux et religieux. Une bulle du pape Innocent III, reprenant une expression de l’Ancien Testament, donne cette description des lieux, reprise tant de fois depuis à propos de plateau d’Aubrac : « un lieu d’horreur et de vaste solitude, terrible, sylvestre, ténébreux et inhabitable… ».
Au fur et à mesure que nous approchons, nous distinguons sa haute tour de lave noire, Notre Dame des Pauvres avec ses contreforts caractéristiques des bâtiments de l’époque romane, ainsi que les restes de l’hôpital. Nous ne pouvons malheureusement visiter la tour ni l’église. L’ensemble est encore fermé au public. Le restaurant du coin est lui ouvert. On y sert d’énormes parts de tarte aux fruits rouges. Une merveille, mais c’est cher !
A la sortie du village, nous quittons le plateau d’Aubrac et le département de la Lozère pour celui de l’Aveyron. Le chemin emprunte une « calade » dévalant jusqu’à Saint-Chely. C’est un chemin creux, caillouteux à souhait, servant de lit au premier ruisseau venu, et bien souvent à pic. Il s’agit de bien choisir la pierre pas trop glissante, pas trop branlante pour poser son pied si on veut éviter une bonne chute.
A l’approche de Saint-Chely, nous faisons halte dans la cour d’une jolie maison au toit de lauze qui surplombe un vallon herbeux au midi. Il s’agit probablement d’une résidence secondaire, car il n’y a personne. Voilà une maison que j’aimerais habiter. De mémoire son nom : « Del Sail ».
Notre hôtel est quelconque. Nous y dînerons d’un aligot surgelé, pas aussi mauvais qu’on aurait pu le craindre. Nous retrouvons ici la Suissesse sportive qui nous avait dépassés à la sortie du Puy. Elle marche moins vite maintenant, nous dit-elle, ses pieds lui font trop mal. Nos amies ont trouvé place au refuge municipal qui nous paraît très correct.

Dimanche 23 avril : Saint-Chely - Saint-Côme d’Olt 16 km
C’est le matin de Pâques. Il est 8 h 45, il pleut ! Nous mettons pour la première fois nos pantalons imperméables pour affronter ce mauvais temps. Nous passons le vieux pont sur la Boralde de Saint-Chely. A l’entrée de celui-ci, un calvaire, du XVIe siècle, indique que nos ancêtres pèlerins passaient par ici.
La pluie de la nuit a transformé les chemins en bourbier. Nous décidons donc de rester sur le goudron jusqu’au prochain hameau : Lestrade. Puis nous reprenons un chemin creux tout à fait semblable à celui de la veille. La pluie de ce matin le transforme en ruisseau bourbeux qui dévale la pente. Nous ne pouvons pas nous arrêter, car il n’y a pas un abri. Les quelques hameaux traversés sont plus ou moins abandonnés et nous n’osons pas forcer une porte de grange. Nous sommes condamnés à avancer, ce que nous faisons sans nous plaindre dans la mesure où notre équipement nous tient au sec.
Nous dépassons nos amies qui ont trouvé refuge dans une minuscule mangeoire à vache pour pique-niquer. Une photo immortalisera la scène.
Nous devons traverser le ruisseau de Cancels transformé en torrent sur lequel trois poteaux électriques ajourés ont été obligeamment posés en guise de pont. Marie-Thérèse, qui marche devant à ce moment-là, passe dans la foulée. J’arrive sur ses pas. En l’absence de main courante, j’hésite. Aucun autre passage ne s’offre à moi. Je n’ose pas regarder en bas de peur que le vertige me prenne et pourtant il faut bien que j’évite de me prendre les pieds dans ces maudits trous. Heureusement, merci saint Jacques ! deux jeunes femmes, que nous venions de dépasser, arrivent sur mes talons. Elles me tendent une main secourable. Je les aurais volontiers embrassées celles-là ! Ce ruisseau avait quand même trois à quatre bons mètres de large.
Nous finissons par trouver une grange ouverte dans laquelle nous faisons halte. Nous sommes, je crois, à La Rozière. Nous nous y engouffrons, très heureux de trouver un peu de foin sec pour s’asseoir quelques instants.
Nous passons devant le couvent de Mallet, Saint-Côme s’annonce. Nous apercevons son clocher tors à travers un rideau de pluie. Nous remarquons quand même qu’il est en tout point semblable à celui de Puiseaux dans le Gâtinais. Une rue circulaire entoure le vieux bourg constitué par l’église, le château devenu mairie et quelques vieilles demeures à tourelles. On reconnaît par endroits les anciennes tours de fortification qui ont été intégrées dans des constructions plus récentes.
A côté de la porte d’Estaing, le café Verdier est ouvert, nous nous y jetons. La serveuse nous regarde ébahie, l’eau ruisselle de nos vêtements et les flaques à nos pieds vont s’élargissant. « Ce n’est rien » dit-elle « voulez-vous boire ou manger ? ». Exquise politesse, exquise musique, car nous crevons de soif et de faim. Marie-Thérèse prend le temps d’appeler Hélène Puel chez qui nous logeons ce soir à Briounas.
Après avoir avalé un sandwich et du café, nous commençons à faire l’inventaire de ce qui est sec et ce qui ne l’est pas. Nos pieds n’en parlons pas ! nos chaussures sècheront vite. Nos anoraks et nos sur pantalons nous ont bien protégés. Les protections de nos sacs sont juste assez larges, mais pas suffisamment si le vent s’en mêle. Les côtés de nos sacs, la partie interne et le dessous sont mouillés. L’intérieur est humide. Nos chapeaux, sans être étanches nous ont quand même bien protégés. J’ai commis l’erreur de laisser mon chéquier dans la sacoche que je porte à la ceinture. Mon chéquier part en miette.
Hélène nous ramène chez elle dans sa nouvelle et jolie maison restaurée. Nous finirons là de nous sécher devant un feu de cheminée.

Lundi 24 avril : Saint-Côme d’Olt - Estaing 18 km
Hélène nous raccompagne à Saint-Côme devant le café Verdier quitté la veille. Il est 9 h. Il fait beau cette fois-ci. Nous achetons quelques cartes postales pour les amis. C’est à Antoine Salvanh, maître bâtisseur du XVIème siècle, que l’on doit l’église au clocher tors de Saint-Côme. Il dirigea aussi la construction du clocher de la cathédrale de Rodez. Après une brève visite, nous reprenons le pont de pierre sur le Lot qui marque la fin de l’Aubrac. Dès la sortie du vieux pont, nous prenons à droite une petite route qui longe la rivière. Les pécheurs sont nombreux en ce lundi de Pâques bien que cela ne morde pas disent-ils. Nous devrions prendre un chemin qui s’élance vers la ligne de crête qui domine la rive gauche. Nous restons sur cette petite route bien calme qui nous mène de toute façon à l’église de Perse et à Espalion. Saint-Hilarion-de-Perse est bâtie en grès rose. Son tympan, qui est splendeur, reprend un thème cher au XIe siècle : le jugement dernier, que nous retrouverons à Conques. L’intérieur, polychrome, est magnifique aussi.
Arrêt café à Espalion. Nous ne prenons pas le Pont Vieux et restons sur la rive gauche, sous les restes du château de Calmont, pour atteindre Saint-Pierre-de-Bessuéjouls, autre magnifique église en grés rose, rouge même, au fond d’un petit vallon. En voulant m’engager dans l’étroit passage qui mène à la chapelle haute dédiée aux saints Michel et Gabriel, je reste coincé par mon sac à dos. Marche arrière, non sans peine, je ne pense même pas à ôter mon sac tant il fait déjà partie intégrante de moi-même. Voilà comme on rate des peintures splendides du XIe siècle.
Cette fois-ci, il n’est pas question de reprendre la route, nous ne quittons plus le GR65. Une grimpette sévère, à l’estime car les balises sont rares, nous mène sur le plateau qui domine le Lot. Splendide point de vue, on aperçoit encore a plus de 10 km de là, le clocher de Saint-Côme. Nous en profitons pour déjeuner.
En redescendant, nous rencontrons un couple de Vannes et une Canadienne de Montreal. Nous arrivons ensemble à Estaing par le vieux pont. Notre hôtel « Aux armes d’Estaing » se trouve juste en face ; il est 15 h.
Nous passons l’après-midi à visiter l’église Saint-Fleuret et nous nous rendons à l’Hospitalité Saint-Jacques, rue du collège, où nos amies ont trouvé refuge. Une charmante jeune femme nous y accueille, avec un large sourire et des grands yeux éclatants. « Qui passe l’Aubrac voit Saint-Jacques » nous dit-elle, ce que je trouve franchement optimiste même si ce dicton vient du fond des temps . Je lui explique que j’ai réservé depuis longtemps ici une chambre à l’hôtel. Elle me semble navrée et me dit : « N’ayez pas peur ! pourquoi ne pas choisir de marcher dans la confiance totale ? Dieu prendra soin de vous ! personne ne vous laissera tomber sur le chemin ». J’ai un peu de mal à lui répondre que ma culture rationnelle d’ingénieur, qui prétend tout organiser et prévoir, me tient encore éloignée de cet état de grâce. Claude décide d’appeler cette charmante dame « œil profond », comme quoi elle aussi a remarqué ce regard-là .
Nous ne pourrons visiter le château, il ferme à l’heure où nous nous présentons à sa poterne. Il me semble habité par des religieuses.

Mardi 25 avril : Estaing - Espeyrac 25 km
Sur les conseils « d’œil profond » nous prendrons le GR6 ce matin au lieu du GR65. Nous passerons par Campuac et nous rejoindrons le GR65 peu avant Romagnac. Le GR6 serait un peu plus court.
A 8 h du matin, nous retraversons le vieux pont sur le Lot pour prendre en face un chemin qui grimpe le long d’une petite chapelle. C’est à nouveau la grimpette matinale qui nous remet en jambe. Une fois arrivés sur le plateau, la vallée du Lot se découvre à nous avec ses méandres. Le causse sur lequel nous nous trouvons est très vallonné. Nous traversons des gués sur des cailloux glissants. Claude, devant moi, tombe à l’eau et je ne suis pas loin d’en faire autant. Il fait beau et chaud. J’ai des coups de soleil sur les mains et mes avants-bras se couvrent de pustules d’eau probablement à la suite d’un contact avec une plante.
Nous arrivons à Campuac vers 13 h après avoir pique-niqué en groupe comme nous le faisons très souvent. Le village et les vitraux modernes de l’église sont jolis mais à cette heure-là tout est fermé.
Une portion de 5 à 6 km de goudron nous attend pour rejoindre Romagnac et le GR65. Nous longeons un curieux site au sommet d’une petite hauteur. Quelques mégalithes sont placés en demi-cercle, au centre, un énorme pain de sucre de granit. De gros chênes poussent çà et là. Un endroit très curieux, propice à toutes supputations druidiques ou sabbatiques.
Après Romagnac, nous entamons une longue descente en lacets à travers fermes, hameaux et forêts de châtaigniers ou de chênes.
Nous arrivons à Espeyrac à 16 h 30. Il a peu de choses à voir dans ce village très ancien, un refuge de pèlerin s’y trouvait déjà en l’an 950. L’hôtel de la Vallée est très sympathique.
Nous dînons simplement, mais copieusement en compagnie de Jeanine, Iseut, Claude et d’autres pèlerins.

Mercredi 26 avril : Espeyrac - Conques 16 km
Départ à 9 h pour cette étape que nous avons voulue courte pour arriver tôt à Conques. Comme d’habitude une belle montée nous conduit à Sénergues qui se distingue par les restes d’un assez beau donjon. Ce patelin est plus important qu’Espeyrac. Il y a au moins un café dans lequel nous nous arrêtons.
Au sommet de la colline qui nous sépare de Conques, nous longeons de magnifiques sapins cul par-dessus tête. Le spectacle est désolant. La descente vers Conques est d’abord douce puis de plus en plus rapide pour se terminer par un très beau chemin presque à pic. Nous arrivons à Conques à 13 h 30 par le chevet de la basilique. Nous apercevons d’abord dans la descente sa tour polygonale à la croisée du transept, puis les tours du porche. Je suis immédiatement frappé par les nouveaux vitraux de verre incolore qui prennent la couleur changeante de la lumière qu’ils reflètent. Au moment où nous passons, le ciel est nuageux et ces vitraux prennent alors une teinte gris métallique que le dessin très épuré et en oblique des plombs souligne particulièrement bien. Je suis quand même choqué et perplexe. Est-ce beau ? je ne crois pas, je ne sais pas. Cela s’intègre cependant bien à l’ensemble des lignes verticales de la basilique. En fait, je réserve mon jugement.
La façade de Sainte-Foy et son tympan roman sont une merveille. Ce jugement dernier est d’un réalisme saisissant. A droite le Père et les élus, à gauche les démons qui houspillent les damnés. A droite la quiétude des bons, à gauche l’agitation et la souffrance des méchants. Au-dessus du tout, le Christ en majesté. La restauration menée il y a quelques années a redonné de la couleur aux différents personnages. Pour continuer à admirer cette merveille, nous nous installons dans un bistro en face et là, devant une bière à laquelle la soif donne un supplément de saveur, nous nous offrons un moment d’extase. Nous avons marché pendant plus de 200 km sans problème, nous sommes là entre amis, heureux, épanouis.
Nous gagnons l’hôtellerie de l’abbaye située derrière la basilique où une chambre nous est réservée. Cette fois-ci, je suis sûr de moi ! On nous octroie la chambre 15, à la jolie porte ouvragée, dont les fenêtres donnent sur le chevet de la basilique. Ceux qui ont choisi le dortoir ont droit a des châlits de trois étages. Un général qui tente de s’installer à la place la plus haute me dit en soupirant que les appelés d’aujourd’hui sont bien mieux traités.
Dîner au réfectoire, nous sommes accueillis par un père Prémontré, grand et jeune qui nous annonce à notre entrée. Après avoir présenté un couple de nos âges, bonnes têtes, qui sont des bénévoles au service des pèlerins, il nous apprend le chant des pèlerins « Ultreïa… ». Ce chant n’est pas assez entraînant à mon goût.
Après dîner, prière à vingt heures, puis Jean Daniel, frère Prémontré, improvise sur l’orgue de la basilique. La lumière dorée du soleil couchant, qui entre à flots par le portail grand-ouvert en cette année jubilaire, magnifiée par cette musique sacrée qui nous parvient des hauteurs de la tribune, acquiert elle aussi quelque chose de divin. Les pèlerins et les quelques touristes qui composent l’assistance sont figés dans une attitude de recueillement que j’ai peu rencontrée dans ma vie. Rien ne bouge dans la nef, les bas-cotés et le déambulatoire. Dieu sait si en d’autres temps cela circule, prend des photos et discute à voix haute. Les vitraux reflètent des couleurs bleues, roses et grises qui iront en se modifiant peu à peu au fur et à mesure que les spots lumineux qui éclairent l’extérieur de la basilique la nuit tombée remplaceront le soleil déclinant derrière les hauteurs qui enserrent Conques la bien nommée. Finalement, il faut donner du temps au temps et à la lumière le temps d’opérer pour admirer les vitraux de Soulages. Nous sortons de la basilique sur un petit nuage après avoir mis un cierge devant la statue de saint Jacques. Ces moments d’euphorie, d’exaltation que nous connaissons, tous les marcheurs les ont éprouvés. La marche, exercice physique le plus simple qu’il soit, serait-elle aussi un exercice spirituel par la certaine ascèse qu’elle impose ? Les uns invoquent les endorphines, les autres l’Esprit Saint. L’un favorise l’autre et réciproquement.
Iseut reste ici deux jours, nous l’abandonnons en larmes.

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