mardi 23 décembre 2008

De Portomarin à Santiago


Mardi 27 juin : Portomarín - Palas de Rei 24 km

Le beau temps est terminé, il a beaucoup plu cette nuit, les nuages bas sont au rendez-vous ce matin. Il est un peu plus de 7 h, quand nous entamons une longe montée dans la forêt qui va nous amener sur un plateau couvert de lande. Les gamins sont partout, devant, derrière, nous dépassant dix fois, s’arrêtant de même, nous en avons le tournis. Cela ne va pas durer pensais-je. Cela durera longtemps. Les parents volontaires transportent les sacs en voiture et ramassent les plus atteints. Quoi de plus normal ! En attendant tous les cafés du chemin sont remplis de jeunes. Il faut jouer des coudes pour se faire servir quelque chose. Tout cela heureusement dans la bonne humeur. Je pensais voir quelques guitares, rien de tout cela. Il est vrai que le temps ne s’y prête pas. Nous aurons droit à quelques passages de crachin qui ne nous mouilleront pas vraiment.
Les lauzes ont disparu au profit des tuiles romanes et nous voyons nos premiers horreos, ces greniers à grain si curieux. Nous verrons les plus beaux après Santiago, en allant au cap Finistère. Après Castromayor, les premières forêts d’eucalyptus apparaissent. Je n’aime pas beaucoup ces arbres dont l’écorce part en lambeaux et dont l’odeur âcre des fruits verts m’incommode, contrairement à Marie-Thérèse qui adore.
Le chemin longe à droite ou à gauche une route importante puis, au kilomètre 11, s’en sépare. Nous empruntons alors une petite route de campagne qui traverse des petits villages paisibles. Quelques calvaires retiennent notre attention. Le granit usé par le temps laisse encore deviner le Christ en croix d’un côté, la Vierge Marie de l’autre. A Ligonde, nous passons devant un hôpital de pèlerins qui aurait fonctionné pendant mille ans ! Charles-Quint se serait arrêté ici en mars 1520 en allant en pèlerinage à Saint-Jacques. Vingt ans plus tard son successeur, Philippe II, en faisait de même.
Nous arrivons à Palas de Rei à 13 h. Du palais du roi, s’il a existé, il n’en reste rien. Il est vrai que le roi en question était un Wisigoth qui vivait ici au VIIIe siècle. Palas de Rei est une grosse bourgade commerçante. Le gîte est entièrement occupé par les jeunes, nous allons à l’hôtel en compagnie de Jeanine.

Mercredi 28 juin : Palas de Rei - Arzua 30 km
Départ de l’hôtel à 7 h 30, le temps est couvert mais la pluie ne menace pas. Notre chemin serpente dans une verte campagne parmi les forêts d’eucalyptus, le plus souvent, et les horreos fort nombreux de toutes les tailles. Ces anciens greniers à grains ne servent plus ou bien servent aujourd’hui de débarras. Cela se voit au fait qu’ils sont bien souvent hâtivement restaurés avec des briques creuses agencées n’importe comment et du ciment à peine lissé. Nous traversons la jolie vallée du Rio Pambre. Les corredoiras sont ici splendides. C’est un plaisir que d’accorder son pas à celui de ces pierres. Pas une ne bouge, c’est du solide. C’est aussi un régal d’enjamber cette eau claire dans laquelle les rayons de soleil filtrés par le feuillage des arbres se reflètent.
Je photographie l’église romane de San Xulian do Camino (Saint-Julien-du-chemin) au tympan de granit particulièrement érodé par le temps. La vieille femme en noir qui nous a ouvert la porte tend la main quand nous sortons. Ses propos peu aimables semblent dire que nous n’avons pas été assez généreux. Aurions-nous confondu la monnaie espagnole et la monnaie française ? c’est possible. Nous avons quitté la province de Lugo pour celle de La Corogne, la province à laquelle Santiago appartient !
Marie-Thérèse se pique de prendre une vache en photo. Nous croisons souvent des troupeaux de quelques vaches qui vont au champ ou en reviennent. Les chemins creux nous obligent alors à nous plaquer le mieux que nous le pouvons le long des parois si nous ne voulons pas être bousculés par leurs flancs lourds, doux et chauds. La photo est prise non sans mal. Cette pauvre bête, une magnifique noiraude, doit encore se demander ce que ces pèlerins lui voulaient.
Nous arrivons à Melide au kilomètre 15. Il est 10 h 30. Melide est une belle petite ville dont l’animation nous surprend quelque peu, nous les habitués des petits chemins agrestes. Melide est le point de jonction du chemin qui longe la côte depuis San Sebastian et Oviedo avec le Camino Francés. L’arrêt au bistro est de rigueur. Nous y faisons un repas complet et comme nous sommes décidément très distraits ce matin, nous quittons l’établissement sans payer. Le patron nous récupère sur le trottoir. Après mille excuses, nous lui laissons un pourboire royal.
Départ pour Ribadiso, distant de 11 km. Cet hôpital, fondé en 1400, est devenu un gîte, renouant ainsi avec la tradition jacobite. Le chemin se fait de plus en plus vallonné. Nous traversons des forêts splendides de chênes, de châtaigniers et bien sûr d’eucalyptus. Les villages de Boente et de Castañeda sont ainsi traversés. C’est à Castañeda, la châtaigneraie en espagnol, que dit-on les pèlerins déposaient les pierres de chaux qu’ils portaient depuis Triacastela, à presque 100 km de là, et qui servaient à la construction de la cathédrale de Compostelle. Moi, je transporte toujours ma pierre depuis Montbonnet. Cristal de roche que je réserve à saint Jacques le moment venu. Le gîte de Ribadiso, à la sortie d’un pont de pierre en dos d’âne qui enjambe le Rio Iso, est archi complet. L’hospitalier a disparu pour ne pas avoir à refuser des entrées. Nous retrouvons le plus vieux des Tchèques rencontré à Calvor. Epuisé, il ouvre une boîte de conserve et décide de s’installer, à même le sol, dans le bureau de l’hospitalier. Cet homme me fait de la peine. Sa souffrance est palpable, pas seulement celle des pieds, c’est autre chose que je ne saurais définir.
Un père de famille espagnol, que nous avons rencontré à Portomarin, avec sa femme et ses deux enfants, une fille de treize ans et un gamin de dix-onze ans nous propose sa tente. Le pré qui longe le Rio Iso est couvert de fleurs, c’est tentant. Finalement Marie-Thérèse et Jeanine préfèrent marcher encore quelques kilomètres jusqu'à Arzua.
Nous trouvons un hôtel à l’entrée d’Arzua. Nous y prenons une chambre sans savoir qu’un kilomètre plus loin le gîte d’Arzua est ouvert et que s’y trouvent déjà Silke, Génola et Florence, nos deux Bretonnes. Nous aurions pu leur poser la question capitale qui nous taraude depuis quelques jours : la Galice ressemble-t-elle à la Bretagne ? Toutes les trois, rappelons-le, étaient parties devant, faute de temps, en utilisant les moyens de transport locaux. Nous les rattrapons finalement avant Saint-Jacques.

Jeudi 29 juin : Arzua - Arca O Pino 21 km
Départ de l’hôtel Retiro à 7 h 30 après un copieux petit-déjeuner. Le temps est nuageux, un soleil jaune perce déjà et un léger brouillard matinal se lève petit à petit. Le chemin évite les monuments et églises d’Arzua. C’est peut-être dommage. A la sortie d’Arzua, une Espagnole entre deux ages, en sandale de ville, robe noire, son parapluie d’une main, son sac à main et son chapelet de l’autre, nous demande le chemin de Santiago. Nous lui conseillons de suivre les flèches jaunes du chemin. Elle nous remercie chaleureusement et file devant nous. Cette dame a un besoin évident et urgent d’aller voir saint Jacques, 40 km plus loin.
Nous traversons aujourd’hui une succession de hameaux au milieu des bois. Une guinguette est ouverte à un carrefour. Nos deux Bretonnes s’y trouvent en compagnie de deux Françaises étudiantes à Santiago qui est une ville de quarante mille étudiants ! Ce sont évidemment des embrassades et des larmes d’émotion. Si près du but, l’émotion est à fleur de peau. Eh bien non ! la Galice ne ressemble pas à la Bretagne d’après nos amies. Qu’on se le dise car nos guides évoquent une plus ou moins grande ressemblance. Et puis en Bretagne, il n’y a pas ces forêts d’eucalyptus omniprésentes au feuillage en forme de cimetère et à l’écorce qui s’effiloche. Je prends en photo une charrette locale en forme de proue de navire et aux roues sans essieux qui ressemblent à s’y méprendre à celles des chariots de nos rois fainéants.
Nous pensions éventuellement nous arrêter à Santa Irene où se trouve un charmant petit gîte. Dans ce petit village forestier, la fête bat son plein. L’hospitalier anglais, nous dissuade de rester si nous voulons dormir ce soir. Nous poursuivons donc jusqu’à Arca O Pino. Nous y arrivons à midi trente alors que le gîte ouvre. Ce dernier, tout neuf, n’est pas tout à fait sur le chemin, on le trouve cependant facilement à 500 m de là sur la N547. Nous y retrouvons Silke. Arrive aussi André, le Brésilien lancé à sa poursuite depuis Rabanal il y a presque dix jours. Nous retrouvons aussi notre couple de Canadiens rencontré à Hospital d’Orbigo qui nous diront avoir rencontrés Raymond le Belge et son ânesse. Tout le monde jubile car demain nous entamons la « ultima », la dernière étape avant Saint-Jacques. Nous obtenons aussi des nouvelles de Felix, Walter et André qui sont ce soir à Arzua. Seule Iseut manque à l’appel. Nous la soupçonnons proche de nous. C’est une impression sans plus. En fait, elle arrivera à Saint-Jacques trois jours après nous, lundi 1er juillet et nous ne la verrons pas !
Il y a là un prêtre canadien qui aimerait savoir où se trouve l’église pour y dire sa messe. Je n’ai pas vu pointer de clocher dans cette région forestière et vallonnée et je ne crois pas qu’il y ait d’église avant Lavacolla. Nous venons de passer devant celle de Santa Irene dans laquelle un office avait lieu, office qui manifestement préludait la fête en cours dans ce petit patelin. Brave type que ce curé canadien de la Belle Province avec qui je passe un bon moment à parler des pèlerins que nous avons rencontrés. A quelques mètres de nous une jeune fille donne à boire à un chien, sorte de saint-hubert, chien trouvé qui la suit depuis Portomarin, à 100 km de là. Ce chien, pas très beau certes, mais gentil et joueur, est l’objet de toutes les attentions des jeunes pèlerins espagnols qui au fil des étapes n’ont pas faibli, même si leurs sacs à dos suivent en voiture. Cette jeune fille téléphone maintenant à ses parents pour leur demander l’autorisation de garder ce chien. Si je comprends bien l’affaire n’est pas dans le sac. Toutes les rencontres sont possibles sur ce chemin pour tous ces pèlerins jeunes ou vieux, qui, à notre image, ne savent probablement pas quelle signification profonde donner à leur marche vers Saint-Jacques, et qui pourtant si prés du but, seraient peut-être bien capables d’attendre encore un peu et de refaire une partie de ce chemin en compagnie de ces autres, « vagabonds de Dieu », au prix de quelques concessions faites à leurs pieds bien sûr, dans l’espoir de retrouver les mêmes émerveillements, de croiser ces mêmes regards clairs, fraternels de ceux qui vont dans ma même direction.
Ah ! J’oubliais ! Bien évidemment j’ai posé à mon curé canadien la question de rigueur : « Connaissez-vous Guy Normand ? ». La réponse est hélas une fois de plus : « non ! ». Ce soir nous dînons en compagnie de Silke dans un routier du voisinage. Depuis notre entrée en Galice, le menu du pèlerin se termine invariablement par l’excellente «Tarte de Santiago », sorte de gâteau aux amandes pilées.

Vendredi 30 juin : Arca O Pino - Santiago 19 km
Départ à 7 h du gîte d’Arca, un brouillard dense s’accroche aux arbres. Nous avançons dans une senteur entêtante d’humus et d’eucalyptus. J’ai peine à croire que nous vivons notre dernier matin de marche. Avec Silke et Jeanine, nous rattrapons rapidement nos deux Bretonnes et leurs amies parties comme toujours plus tôt que nous, puis c’est au tour des jeunes Espagnols dont le chien zigzague en queue à l’affût de toutes les bonnes odeurs que le chemin lui propose ce matin. Sa jeune maîtresse l’a affublé d’un splendide foulard rouge. Nous traversons ainsi les petits villages de San Antón et d’Amenal avant de longer l’enceinte grillagée de l’aéroport de Santiago. Nous entendons les grondements des avions qui décollent ou atterrissent. L’odeur du kérosène nous est insupportable. Nous accélérons le pas pour fuir l’endroit quand la borne qui indique l’entrée du district de Santiago émerge de la brume. Jeanine nous photographie avec Silke pour immortaliser ce moment. Finalement nous avons le même air sérieux qu’il y a soixante-quinze jours place du Plot au Puy-en-Velay, plus détendu quand-même. Si l’extérieur n’a pas trop changé, bien que, en ce qui me concerne, j’ai laissé sur ce chemin quelques kilos, l’intérieur, si j’ose dire, a subi des transformations profondes. Nous n’avons plus le même regard vis-à-vis des autres, pèlerins ou non, un peu plus de compréhension, d’amour, un peu plus le sens du partage. Santiago est encore à dix bons kilomètres, il s’agit d’aller plus loin comme toujours !
Lavacolla s’annonce par son clocher baroque qui dépasse des eucalyptus. « Lave cul » comme le disaient nos ancêtres pèlerins, qui appelaient un chat un chat. Il s’agissait d’être propre de la tête aux pieds avant d’oser entrer dans la cathédrale de l’Apôtre. La ville est toute proche, cela se voit aux gens qui ne sont plus des campagnards, cela se voit aussi à la circulation automobile plus intense sur la N547 que nous devons traverser. Une Espagnole nous demande en français d’où nous venons : « du Puy, en France, Madame », « Mon Dieu ! Mon Dieu !» nous répond-elle en levant les bras au ciel et en riant. « Pensez à moi quand vous arriverez ! » nous dit-elle en poursuivant son chemin. Le bistro dans lequel nous prenons un second petit-déjeuner est lui aussi plus sophistiqué. Le bar et le plancher ont été cirés ce matin. Cela sent l’encaustique et le café au lait.
Il ne reste plus que le mont San Marcos appelé aussi del Gozo (de la joie) entre Santiago et nous. Combien de fois ai-je rêvé d’escalader cette dernière colline depuis la sortie du Puy-en-Velay ? On dit qu’il y a trois millions de pas depuis là-bas mais, combien de collines y a-t-il ? Le premier de chaque groupe qui arrivait en haut se faisait appeler Roy ou Leroi selon une tradition franque. C’etait le roi du pèlerinage, un honneur que le pèlerin tenait à conserver le restant de ses jours. Durant cette grimpette qui n’est pas féroce, je me demande si je vais accélérer ou non en arrivant en haut ? Quel intérêt aurais-je puisque je suis probablement le seul, à part Marie-Thérèse peut-être, à connaître cette histoire de roi ! Nous apercevons depuis un moment les antennes d’une station de radio sans savoir qu’il s’agit des studios de la radio-télévision de Santiago installés justement au sommet du mont San Marcos. Nous arrivons enfin au sommet. Je ne peux m’empêcher, mine de rien, d’un coup de rein, d’une courte tête, de passer devant Jeanine qui comme chacun sait monte comme une chèvre. De là-haut, la vue est courte. La végétation, les immeubles, la brume nous empêchent de voir les flèches de la cathédrale, nous savions déjà que la chose n’était plus possible depuis fort longtemps. N’empêche, nous sommes un peu déçus ! Un monument dont la signification m’échappe a été dressé pour la venue du Pape ici en 1989. Il rouille heureusement, il finira par disparaître. Un peu plus bas, un gîte de deux mille places aligne au cordeau ses bâtiments. Tout est impeccable. Nous entrons dans Santiago en passant sur l’autoroute Orense - La Corogne. Un boulevard interminable monte doucement vers la vieille ville. Je peste une dernière fois en arpentant ces pavés qui me font mal aux pieds et en enjambant ces travaux de voirie qui, quelle que soit la ville et l’époque, n’en finissent jamais. Le curé Dominico Laffi s’en plaignait déjà au XVIIe siècle ! Il poursuivait en évoquant les derniers pas des pèlerins : « Nous commençâmes à chanter le Te Deum, mais nous ne pûmes réciter que deux vers, car nous ne pouvions prononcer aucune parole à cause des abondantes larmes qui sortaient de nos yeux ». Nous n’avons plus cette piété-là ! Si pour l’heure les yeux et le nez nous piquent un peu, nous le devons à la pollution automobile.
Nous marchons maintenant dans des rues étroites et bordées d’arcades. Les maisons de granit gris nous surprennent agréablement par leur grande unité et par leur grande majesté. Un moment de panique m’envahit soudain. Où se trouve donc la cathédrale ? Comment la retrouver dans ce dédale de ruelles ? Je demande mon chemin à un passant qui se demande si par hasard je ne me moque pas de lui, nous sommes en effet rue Azabacheria à l’entrée de la place de la Immaculada et la porte Nord de la cathédrale est à quelques pas sur notre gauche en face d’une imposante construction baroque, le couvent de San Martin Pinario. Une émotion intense m’envahit. Enfin ! nous sommes arrivés ! Il y a vingt ans lorsque j’avais été à Vigo pour mes activités professionnelles, le responsable informatique de notre usine de Vigo avait cru bon, pour me faire plaisir, de me faire passer en voiture devant la cathédrale. Je lui avais alors dit en tournant la tête vers le palais Raxoy : « Je regarderai la cathédrale quand je viendrai à pied ». J’avais quand même risqué un œil vers cette façade baroque qui s’était gravée en moi dans la grisaille de cette fin d’après-midi du mois de février. En arrivant par le côté Nord, je ne reconnaissais plus rien. La Puerta del Paraiso, la porte du paradis, est là, devant nous. Dans un excès d’émotion ou de timidité, par respect pour ce lieu saint vers qui nous marchons depuis si longtemps, nous n’osons pas pousser cette porte par où s’échappent des chants. « Passons par l’entrée principale » dis-je afin de retrouver mes repères vieux de vingt ans et permettre éventuellement de nous blottir au fond de la cathédrale en attendant que l’office en cours prenne fin. Nous descendons le petit escalier sous le palais épiscopal de Gelmirez qui nous mène sur la plaza del Obradoiro. En face de la cathédrale, le palais Raxoi austère et majestueux qui abrite l’hôtel de ville et la présidence de la Xunta, et à droite le magnifique Hostal de los Reyes Catolicos construit dans les années 1500, parador aujourd’hui. Nous grimpons fébrilement les escaliers d’accès au parvis et il est 12 h 30 quand nous passons le portail extérieur. Devant nous resplendit le portail de la Gloire. Ce tympan est encore plus saisissant que ceux de Conques et de Moissac réunis. Nous sommes tellement étourdis, ébahis par cette splendeur, par ce monde aussi, que nous nous faufilons vite parmi les pèlerins et les touristes pour avancer vers le chœur en passant par le bas côté. La messe en est à la communion. Alors que nous arrivons au transept, sac à dos, nous commençons à reconnaître quelques pèlerins dans l’assistance. Cela nous rassure tout de suite. Nous ne rêvons pas, nous sommes bien au milieu de nos frères pèlerins dans la cathédrale de Saint-Jacques. Ce moment de tension et d’émotion se dissipe petit à petit. Les intentions de prière me reviennent en mémoire : nos parents d’abord bien sûr, nos frères et sœurs, nos enfants, nos amis, ceux à qui nous avons promis. Je peux commencer à admirer l’ordonnance romane de cet édifice, quel splendide ouvrage ! Je n’aperçois aucune fissure, aucune réparation et tout cela a presque mille ans d’age, puisque cette cathédrale fut construite de 1075 à 1112. Elle fait partie des grandes églises à reliques du chemin qui se distinguent des autres par un vaste déambulatoire à l’usage des pèlerins sur lequel donnent des chapelles rayonnantes comme le seront plus tard les cathédrales gothiques. Conques fut le première de ce type en 1030, Saint-Martial de Limoges en 1064 puis, presque ensemble, Saint-Sernin de Toulouse et Compostelle en 1075 puis enfin Saint-Martin de Tours en 1096. Les architectes n’étaient pas les mêmes, je suppose, mais partageaient la même vision. Des échanges ont eu lieu à n’en pas douter. Je suis sorti de ma rêverie par le maniement de l’encensoir géant, le botafumeiro, par huit hommes habillés de soutane bordeaux. C’est spectaculaire, trop spectaculaire et même dangereux si la corde venait à casser. Cette attraction pour touriste me laisse totalement indifférent. Pauvre saint Jacques qui voit ce spectacle de cirque tous les jours du haut de son dais doré ! Je commence à me demander où je vais bien pouvoir cacher dans cette cathédrale mon cristal de roche que j’ai dans ma poche depuis Montbonnet. Nous verrons cela plus tard. La messe se termine. Nous avons hâte d’échanger nos impressions avec les pèlerins que nous connaissons. De plus nous devons présenter nos credencials pour obtenir la Compostela. La sortie de la cathédrale est un peu longue comme toujours. Au passage, je jette un coup d’œil à l’arbre de Jessé et à saint Jacques, assis là souverain, le regard presque malicieux. Maître Matthieu ! quel chef-d’œuvre avez vous fait là ! A peine sommes-nous sur le parvis que les trois Stéphanois rencontrés à Ledigos et à Bercianos nous sautent au cou, puis c’est Lise la Canadienne, puis Benedicte la Brésilienne vue à Burgos pour la dernière fois, j’en oublie d’autres, certainement. On se congratule, on s’embrasse, on s’enquiert d’un logis. En quelques instants, nous savons tout ou presque.
Il s’agit maintenant de faire viser nos crédencials. Cela se passe tout à côté à L’Office du Pèlerin, au coin de la place de las Platèrias ou place des Orfèvres, rua del Villar. Le rez-de-chaussée est occupé par une agence de voyage pour pèlerins. Nous montons au premier étage par un escalier majestueux. Les pèlerins font la queue devant quatre personnes qui examinent avec beaucoup d’attention nos documents. Nous retrouvons nos trois gitans, le gitan en chef toujours exubérant, son compère le guérisseur toujours un peu bougon et madame, arrivée ici on ne sait trop comment, semble toujours autant souffrir des pieds. Nous retrouvons aussi nos Bretonnes et leurs amies ainsi que les jeunes Espagnols. Le chien, lui n’est pas là. Craignant le drame, j’évite de poser des questions. Mon tour arrive, je suis devant un jeune séminariste. « C’est la première fois que je vois arriver quelqu’un du Puy ! » me dit-il dans un français impeccable avant d’étaler devant lui mes deux crédencials représentant deux mètres de tampons de toutes les formes, de toutes les couleurs. Il me semble qu’il les examine avec une grande satisfaction, et moi donc alors ! Puis, prenant une Compostela de couleur jaune, il se met en devoir d’y écrire mon nom : Dnum Iacovum Chauvelle ainsi que la date de notre arrivée à Santiago : 30 juin 2000. J’aurais préféré qu’il latinise, même en latin de cuisine, aussi mon nom de famille et qu’il inscrive Caballus, ce surnom appliqué à mon père, à mon frère et à moi-même dans le collège que nous avons fréquenté. Trop heureux, je n’envisage pas de lui demander de corriger. Marie-Thérèse aura droit au Dnam Mariam Theresiam. A côté de moi une jeune fille éclate en sanglots, on lui refuse la Compostela pour une raison que j’ignore. Sa détresse est si vraie que la dame devant qui elle s’est présentée finit par lui donner le précieux document. La jeune fille remercie, s’excuse et s’enfuit honteuse de s’être ainsi laissé aller. Nous voilà donc pèlerins patentés. Nous voilà donc reconnus jacquets pour de bon.
Trouver un hôtel n’est pas trop difficile à ce moment de l’année. Nos amis pèlerins nous fournissent des adresses autant que nous voulons. Silke se décide pour un hôtel chic. « Je travaille toute l’année, nous dit-elle, je peux me payer de temps à autre un bon hôtel ». Le cours du change du Mark permet aussi bien des choses. Notre hôtel est situé au quatrième étage d’un immeuble. C’est l’hôtel Mapoula, situé dans le centre historique de la ville, à deux pas de la place de Galice. En fait, il s’agit de chambres louées à la journée, propres et bien agencées.
Nous nous installons et repartons parcourir les ruelles attachantes de cette ville passant du gris de la cendre au blanc passé suivant la couleur du ciel. Nous gardons la visite de la cathédrale pour la bonne bouche, demain matin. Après-demain, dimanche nous irons en bus au Cap Finisterre. Lundi, nous irons comme promis à Gijon, en bus aussi, rendre visite à Carmen Rey et à ses fils et mercredi 4 juillet, nous prendrons l’avion pour Paris. La Compostela permet d’avoir des réductions dans les transports espagnols. Ce sera donc Iberia. Nous pensons aussi aller dîner demain soir au parador des Rois Catholiques pour fêter notre arrivée.

Samedi 1er Juillet : Santiago
A 8 h ce matin, nous sommes dans la rue. Quelques cafés sont ouverts, occupés presque exclusivement par des pèlerins de tous ages, européens et américains du nord et du sud. Peu après, nous voici à nouveau devant la cathédrale.
Mais qui est donc exactement ce saint Jacques vers qui nous avons marché durant deux mois et demi ?
Jacobus, l'un des douze premiers apôtres, martyr à Jérusalem, au premier siècle, patron des chapeliers et des meuniers, honoré le 25 juillet. Saint Jacques, surnommé le Majeur (le plus âgé), pour le distinguer de l'apôtre du même nom qui fut évêque de Jérusalem, naquit à Bethsaïde, en Galilée. Il était frère de saint Jean l'Évangéliste. Son père, Zébédée, exerçait la profession de pêcheur, et sa mère Salomé fut l'une des saintes femmes qui ensevelirent le corps du Sauveur. L'évangile nous apprend que Jésus-Christ, passant le long de la mer de Galilée, vit Jacques et Jean, son frère, assis auprès de leur père dans une barque, occupés à raccommoder leurs filets, et que les ayant invités à le suivre, ils obéirent à l'instant même. Saint Jacques fut témoin de la transfiguration de Jésus-Christ sur le mont Thabor, et reçut d'autres preuves de l'affection de son divin maître. Après l'ascension du sauveur et la descente du Saint-Esprit, Saint Jacques commença à prêcher l'évangile avec tant de zèle que les principaux des Juifs demandèrent sa mort. Il partit donc évangéliser l’Espagne comme Jésus-Christ lui avait demandé. De retour à Jérusalem, Hérode-Agrippa, qui cherchait tous les moyens de se faire des partisans parmi le peuple, cita le saint apôtre à son tribunal et le condamna à avoir la tête tranchée en l'an 44. Son corps fut transporté dans une barque de pierre en Galice, à Compostelle, qui est devenu un des lieux de pèlerinage les plus célèbres. Saint Jacques est le patron de l'Espagne.
Voilà donc ce que l’on peut lire succinctement dans les chroniques sur le compte de mon saint patron alors que nous apprêtons à contempler le trumeau du portique de la Gloire. Au fil des temps, des trous ont été creusés par les doigts des pèlerins dans le marbre de l’arbre de Jessé qui rappelle la filiation terrestre de Jesus et supporte la statue de saint Jacques. Je pose, moi aussi, ma main dans cette marque en signe de foi et de solidarité avec tous ceux qui m’ont précédé ici au terme de leur fatigue et baisse le front vers le visage de maître Matthieu, plus pour le remercier de la splendeur qu’il a créée ici, que dans l’espoir d’obtenir un peu de génie de l’architecte comme cela se dit depuis des siècles. Contrairement à Marie-Thérèse, ce rituel païen ne me gêne pas. L’Eglise en a vu d’autres ! J’aime ce geste de la main, du toucher, symbole de confiance et de fraternité. J’apprécie peu par contre le rituel du baiser, baiser des pieds des saints, baiser de la Capilla Mayor tout à l’heure, question d’hygiène probablement.
Le Christ en majesté du tympan est entouré des évangélistes. A sa gauche les prophètes, les apôtres à sa droite. Saint Jacques sur le trumeau central tient dans sa main un phylactère sur lequel on peut lire « Je suis l’envoyé du Seigneur », son boss placé justement au-dessus de lui comme dans tout organigramme normalement constitué. Toutes ces statues sont pleines de vie. On voit même le prophète Daniel rire. Le jeu de l’ombre et de la lumière créé par les vitres de la façade baroque est étonnamment changeant. On dirait qu’un frémissement parcourt ce monde sculpté, faisant se mouvoir ces personnages, briller ces regards, voler ces tuniques.
Mon cristal de roche est toujours dans ma poche, je n’ai pas encore trouvé un endroit où le poser. Ce sera sans doute à côté de la statue de saint Jacques au-dessus du maître hôtel ou bien dans la crypte. Nous montons donc du déambulatoire vers cette statue de saint Jacques placée sous un dais de bois doré au-dessus du maître hôtel. Cette statue est revêtue d’une petite cape richement ornée, la Capilla Mayor que les pèlerins viennent toucher et baiser. En attendant mon tour, je repère une série de larges fentes dans le bois qui supporte le dais. En arrivant à leur hauteur, j’y place mon cristal le plus profondément possible à l’abri des regards. « Voici ce cristal de roche comme salut de la Vierge noire du Puy à l’Apôtre Jacques ». Mission accomplie ! J’espère qu’on ne le trouvera pas de sitôt pour le jeter ou, qui sait, pour enrichir une collection car mon cristal est un joli caillou transparent et il vient de la région du Puy-en-Velay ! Après les rituels des pierres de la Cruz de Ferro, puis celui des pierres de chaux transportées de Triacastella à Castañeda, j’ose lancer celui du cristal de Saint-Jacques ! Dans mille ans, un montjoie de cristal s’élèvera peut-être ici ne serait-ce que pour faire pendant à La Corogne voisine qu’on surnomme la ville de cristal. J’effleure des lèvres en vitesse la Capilla Mayor et je dégringole vers la crypte. Voici donc ce reliquaire dont le contenu a été trouvé, mis en lieu si sûr qu’il fut perdu, puis retrouvé. Les historiens prétendent qu’il y a peu de chance que ces restes soient ceux de saint Jacques. Peu importe ! Si miracle il y a, il est dans cette procession de pèlerins qui dure depuis mille ans.
Nous allons ensuite visiter le cloître et le musée lapidaire et nous revenons assister à la messe des pèlerins à midi. Comme de coutume le prêtre annonce l’arrivée des pèlerins de la veille: « Hier sont arrivés du Puy-en-Velay huit pèlerins… » Il s’agit de nous trois et du couple de Canadiens. Je ne connais pas les trois autres. On annonce aussi un fort contingent d’Argentins, des Uruguayens, des Mexicains, des Libanais aussi, la liste n’en finit pas. Tous ces gens sont là parmi nous. Nous avons la joie de retrouver Walter, Felix et Claude qui arrivent, ce sont bourrades discrètes et chuchotements. Nous nous retrouvons tous à la terrasse d’un café en face le collège Saint-Jérôme qui appartient à l’Université de Santiago. Nous évoquons le chemin, sa beauté. Chacun y va de son anecdote drôle, nos souvenirs communs sont évoqués, les difficultés sont déjà presque oubliées. Je crois discerner déjà de la nostalgie. Certains parlent déjà de recommencer par une autre route, partir de Séville, d’Arles, ou bien aller à Rome. Nos trois gitans passent et nous les interpellons, les jeunes Espagnols aussi. Cette fois-ci le chien est bien là avec son foulard rouge. La jeune fille nous apprend que ses parents lui ont donné la permission de le garder. Tout le monde applaudit, tout le café s’y met aussi par mimétisme. Nous sommes ensemble pour quelques heures encore alors nous en profitons comme nous le pouvons, souvent avec des petits riens. Notre projet d’aller dîner au parador est abandonné, nous irons dans un restaurant de la rue avec André, Bénédicte, Walter, Felix, Claude, Jeanine. Silke ira dîner avec le prêtre australien qui l’avait aidé dans les monts Oca, alors qu’elle avait un gros rhume. Nous n’irons pas, non plus, munis de notre Compostela, dîner gratis dans les cuisines du Parador. A tort ou à raison nous pensons que nous ne serons pas dans les touts premiers. Ors seuls les quelques premiers ont droit à ce traitement de faveur qui fait cependant parti du règlement du pèlerinage.
Nous repartons, Marie-Thérèse et moi, visiter la ville. Nous ne nous lassons pas d’examiner cette façade de la cathédrale, couverte de mousse rousse par endroit, qui protége des intempéries le portail de la Gloire. Combien y-a-t-il de statues de saint Jacques sur cette façade ? quatre, cinq ? Herbert, toujours sérieux, toujours un peu bourru, nous rejoint. C’est avec affection que nous nous congratulons. Puis je salue le curé australien rencontré à San Juan d’Ortega en compagnie de Silke. Il est tout sourire cette fois-ci. Quelle que soit l’heure, la cathédrale ne désemplit pas. Il semble qu’il y ait toujours un office en cours et, au bout du compte, le botafumeiro se balance avec force. Ce ne doit pas être un métier de tout repos que d’envoyer en l’air un encensoir de soixante-dix kilos autant de fois par jour !
Le soir venu nous embrassons nos amis pour la dernière fois. Nous avons en effet peu de chance de revoir nos Brésiliens, quant aux Européens, tous les espoirs sont permis !
Dimanche 2 juillet : Cap Finisterre.
8 h du matin, nous sommes dans le bus qui nous mène à la pointe septentrionale de l’Europe continentale. Il pleut. Nous retrouvons le même paysage de collines plantées d’eucalyptus. Nous traversons par une petite route une série de petits villages dans lesquels nous découvrons de très beaux horreos dont les pierres savamment appareillées nous semblent très anciennes. Le temps s’éclaircit et le soleil se montre quand nous arrivons en vue de la mer. Le car nous dépose à Fistera et nous continuons à pied pour une petite route magnifique à flanc de coteau. En contrebas entre les pins, les reflets du soleil étincellent sur l’océan d’un bleu profond. Nous longeons une jolie chapelle romane de granit, Notre Dame de la fin des terres, dont les gargouilles, bien que rongées par le temps, doivent faire peur aux petits enfants. Nous approchons du phare qui marque la pointe du cap. C’est un phare court sur patte qui surplombe la mer, du haut de son rocher haut d’une cinquantaine de mètres. Au loin l’océan est vert ce matin, il est aussi vide, pas une voile, pas un bateau à l’horizon. Il est vrai que la mer est difficile par ici. A l’extrême pointe nous nous prenons en photo devant la paire de godillots de bronze, qui marque l’endroit où les pèlerins se purifiaient en brûlant leurs oripeaux. De retour à Fistera nous dégustons des sardines grillées et des encornets frits.
Le car nous ramène à Santiago où il pleut. Nous retrouvons Silke désemparée que nous essayons de réconforter en racontant notre journée. Effet quasi nul, aussi nous décidons d’aller dîner dans un café-restaurant de la ville. J’avais oublié que la finale du championnat d’Europe avait lieu ce soir à Paris. La salle est surchauffée, très anti-française, puisque nous avons battu l’Espagne. Aussi quand l’Italie marque le premier but, c’est évidemment le délire. Je regarde le plafond en avalant mon sandwich obtenu parce que je suis pèlerin. Ce soir on ne sert pas de repas, les cuistots regardent la télévision. Les minutes passent, la cause est entendue quand la France égalise au dernier moment. Le public versatile déclare avec raison: « La France a gagné ! » puisque quelques minutes plus tard, nous marquons effectivement le but de la victoire. Epuisés par tant d’émotion nous allons nous coucher après avoir raccompagné Silke à son hôtel.

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